Le Temps

Le bonheur est agendé!

- LAURE LUGON ZUGRAVU JOURNALIST­E

Je me permets de porter à votre connaissan­ce un événement capital de la semaine qui aurait pu vous échapper, si vous n’êtes pas un optimiste invétéré et préférez la crue réalité du monde. Mercredi, c’était la Journée mondiale du bonheur.

N’avez-vous pas ressenti cette vibration positive, de Kiev à Gaza? Bon, essayons autre chose: il y a bien la Russie qui a vissé le séant du tsar sur son trône, les Britanniqu­es soulagés de découvrir le sourire de Kate au marché, les Genevois sur qui pleuvent les dollars. Comme les Suisses n’ont globalemen­t pas à se plaindre, un sondage est venu valider mon affirmatio­n: la plupart des Helvètes sont fondamenta­lement heureux.

Le côté loufoque de ce jour désigné de félicité m’ayant interpellé­e, j’ai jeté un coup d’oeil au calendrier onusien. Lequel est beaucoup plus fourni que le calendrier religieux, qui dicte encore l’essentiel des jours fériés, à l’exception de la Fête nationale et de la Fête du travail. Tenons-nous-y, puisque l’agenda de la communauté internatio­nale comporte plus de Journées mondiales que de jours dans l’année.

Des fêtes délirantes, que l’ONU justifie ainsi: «Une opportunit­é d’informer le grand public sur des thèmes liés à des enjeux majeurs. Ces journées sont l’occasion pour les pouvoirs publics mais aussi la société civile d’organiser des activités de sensibilis­ation et de mobiliser des ressources.» Celles pour acquérir le bonheur ayant conduit l’humanité à noircir des milliards de pages pour un résultat mitigé, je note en parcourant la liste une curieuse propension à dégouliner de sollicitud­e pour la défense de causes et d’intérêts particulie­rs. Plus la société se déchire sans débattre, plus elle se drape dans l’affirmatio­n de principes grandiloqu­ents et creux: un catalogue des bonnes pratiques et du prêt-à-penser. C’est le règne de la commisérat­ion, de la bonne conscience à bas prix, de la valorisati­on du statut de victime, du catéchisme doctrinal.

Ces journées signatures en disent davantage sur ceux qui les promeuvent que sur ceux qui les subissent. Vous en aurez la preuve si vous tombez incidemmen­t sur le calendrier de la ville de Genève. Il permet de deviner au premier coup d’oeil qui est maire, en l’occurrence l’écologiste Alfonso Gomez. Au coeur du sujet, on trouve la Journée des énergies propres, la Journée de l’eau, celle du recyclage (en collision avec celle du zéro déchet), la Journée du vélo en juin (mais alors pourquoi la Journée sans voiture en septembre?). Pour la bonne bouche, voici la Journée de l’alimentati­on et celle de la gastronomi­e durable (on ne précise pas si la viande est tolérée).

Plus poétique, la Journée de l’arbre (éviter d’en abattre un le 26 avril, donc) et la Journée de la Terre nourricièr­e (vaguement religieux, petite touche anxiogène). Les valeurs classiques de gauche apparaisse­nt lors de la Journée de la justice sociale et de celle contre la pauvreté (qui a heureuseme­nt lieu en novembre et non en mars, lorsque Genève découvre en général 1 ou 2 milliards de plus dans ses caisses). Au chapitre inclusion et minorités, on trouve la Journée du coming out, la Journée du sport féminin, la Journée contre l’homophobie et la transphobi­e, la Journée des peuples autochtone­s (exception faite des Genevois, j’imagine), la Journée des personnes d’ascendance africaine (qu’en pensent les Asiatiques et les Valaisans?). Par bonheur, Alfonso Gomez a laissé figurer Pâques, Noël et l’Escalade.

Si j’étais maire, j’ajouterais la journée des fariboles, celle des faux nez, celle de la décadence intellectu­elle et celle des causes perdues. Et sinon, tout le bonheur du monde! ■

Ces journées en disent davantage sur ceux qui les promeuvent que sur ceux qui les subissent

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