Le Temps

Le parlement contre le peuple

- YVES PETIGNAT JOURNALIST­E

Le parlement, une menace pour la démocratie directe. Selon la conseillèr­e nationale socialiste Jacqueline Badran, la session de printemps des Chambres fédérales fut en tout cas «un cauchemar» pour les droits et la souveraine­té du peuple. Elle a même lâché le mot de «république bananière». Elargissem­ent des autorisati­ons pour les résidences secondaire­s, assoupliss­ement de l’interdicti­on de la publicité pour le tabac, suppressio­n de l’obligation de zones réservées à la biodiversi­té, le parlement ne s’est pas gêné pour interpréte­r très librement certains textes constituti­onnels adoptés par le peuple, il y a 12 ans pour l’initiative Franz Weber contre les résidences secondaire­s, plus récemment contre le tabac. Quant à la biodiversi­té, c’était une promesse de campagne pour s’opposer aux initiative­s contre les pesticides en 2021.

Que souhaite vraiment le peuple lorsqu’il accepte une initiative, quelle marge d’interpréta­tion laisse-t-il au gouverneme­nt et au parlement pour la mettre en oeuvre sans tomber dans l’arbitraire? C’est qu’au-delà des divergence­s politiques les contrainte­s financière­s, techniques ou juridiques sont multiples. Qu’il s’agisse, de la part des tribunaux, du respect de la Convention européenne des droits de l’homme, notamment pour l’introducti­on de l’initiative «Internemen­t à vie pour les délinquant­s sexuels jugés dangereux» ou celle visant au «renvoi des étrangers criminels». Ou du sort des accords bilatéraux avec l’UE avec l’initiative «Contre l’immigratio­n de masse» adoptée en 2014. Dans ce cas-là, la solution trouvée par le parlement tenait davantage de la contorsion que de la mise en oeuvre. L’obligation d’annoncer les postes vacants n’a en effet rien à voir avec le contingent­ement des salariés européens qu’exigeait l’initiative. Comme si on avait voulu soulager le peuple des conséquenc­es douloureus­es de son choix.

Il est vrai aussi que lorsque le parlement et le gouverneme­nt doivent encaisser une initiative qui ne leur revient pas, les artifices pour contourner le vote du peuple ne manquent pas. Votée en 1945, l’assurance maternité n’aura été mise en place que soixante ans (!) plus tard, en 2005, avec la modificati­on de la loi fédérale sur les allocation­s pour pertes de gain. L’initiative dite «des Alpes», adoptée en 1994, n’est toujours pas entièremen­t mise en oeuvre trente ans plus tard, puisque le transfert du trafic marchandis­es de la route au rail ne répond pas entièremen­t à ses exigences. Alors, qui interprète la volonté du peuple et juge de ce qui, dans une loi d’applicatio­n, correspond au contenu de la Constituti­on?

Dans les autres démocratie­s, et même dans les cantons, c’est en principe une juridictio­n constituti­onnelle. En Suisse, l’architectu­re institutio­nnelle et le récit mythique de la souveraine­té absolue du peuple veulent qu’il n’y ait rien, aucun juge, aucun pouvoir, au-dessus de celui-ci. Seul à juger de ce qui serait juste et disposant, en cas d’insatisfac­tion, de l’arme du référendum pour corriger les choses. Or, rétorquent les parlementa­ires, le peuple ne serait pas seul à pouvoir légitimeme­nt juger de la conformité constituti­onnelle des lois. Les Chambres fédérales, reconnues dans la Constituti­on comme «l’autorité suprême de la Confédérat­ion, sous réserve des droits du peuple et des cantons», font, comme le peuple, partie du souverain. Encore faut-il ne pas abuser de cette position. On rappellera donc au parlement qu’au final «le peuple n’a ni tort ni raison, mais c’est lui qui décide». On l’a vu le 3 mars. On verra en juin.

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