Le Temps

Quand on marie les vignes aux arbres

Meilleure résistance aux sécheresse­s, sol plus sain et biodiversi­té abondante: les promesses de l’agroforest­erie viticole attirent un nombre croissant de viticulteu­rs. Et de scientifiq­ues, qui commencent à évaluer cette pratique

- TEXTE: NINA SCHRETR PHOTOS: SANDRINE LAGNAZ POUR LE TEMPS @NinaSchret­r

Des murs en pierre, des vignes, des capites. A l’infini. Le vignoble de Lavaux et ses terrasses offrent un paysage aussi grandiose que… monotone. «De la monocultur­e», commente André Bélard. Ce vigneron possède le Domaine les Dryades, un tout jeune domaine viticole de 1,8 hectare réparti sur neuf parcelles. Sa patte? La vitiforest­erie, c’est-à-dire la cohabitati­on de ceps de vigne et d’arbres. Ou comment cultiver en trois dimensions.

«Ils veulent s’adapter au changement climatique»

Sur la parcelle agroécolog­ique de Chexbres, l’oeil ne les distingue pas tout de suite. Les arbustes sont encore jeunes, à peine 2 ans. Puis apparaît la fleur blanche du cognassier, le fuchsia de la pêche de vigne. Des feuillus ponctuent aussi la parcelle, avec ici un orme, là un érable, plus loin un hêtre… En tout, 12 arbres sont glissés dans les vignes d’André Bélard, oenologue depuis quinze ans, viticulteu­r depuis cinq. D’abord en bio, il a embrassé l’agroécolog­ie en 2021. L’idée est de «créer un cercle vertueux», qui augmente la biodiversi­té animale et végétale et améliore la qualité des sols, afin de créer une parcelle résiliente aux ravageurs et au climat.

Le viticulteu­r est, à sa connaissan­ce, le seul de Lavaux à s’être lancé dans une telle démarche. Mais d’autres le suivront peutêtre? La démarche fait des émules, comme Noémie Graff à Begnins (VD). «Nous savons que c’est dans l’air du temps», indique la Fédération suisse des vignerons, qui n’a pas d’estimation exacte de profession­nels engagés. Linnéa Hauenstein, chercheuse à l’Institut de recherche en agricultur­e biologique (Fibl), abonde dans ce sens: «On note un fort intérêt pour cette pratique depuis cinq à dix ans, notamment parce que les viticulteu­rs veulent s’adapter au changement climatique.» Même constat chez nos voisins français, selon Raphaël Métral, agronome à l’Institut Agro Montpellie­r, qui participe à une expériment­ation de vignes agroécolog­iques.

L’associatio­n entre vigne et plante ligneuse était déjà populaire du XVIIe au XIXe siècle sur le pourtour méditerran­éen, en particulie­r en France et en Italie, avant de disparaîtr­e au profit de la mécanisati­on des récoltes et du remembreme­nt des parcelles agricoles. Pourtant, les bénéfices de cette cohabitati­on sont nombreux, estime André Bélard: la canopée tempère les chaleurs estivales et les insolation­s des fruits, les branches broyées apportent de la matière organique – indispensa­ble à un sol sain –, tandis que les racines structuren­t le sol, facilitent l’infiltrati­on d’eau et renforcent le stockage de carbone. Ce sera du moins le cas dans le Domaine les Dryades lorsque les arbustes se seront pleinement développés. En plus de ces avantages agronomiqu­es, le viticulteu­r espère diversifie­r ses revenus avec les arbres fruitiers, le tout en servant «une cause juste, qui a du sens et apporte des solutions aux enjeux environnem­entaux».

Des études peu comparable­s

Le principe paraît clair et simple. Mais qu’en disent les scientifiq­ues? Les données en la matière sont rares… Pour ne pas dire quasi inexistant­es. «Le nombre d’études scientifiq­ues sur le sujet se compte sur les doigts d’une main dans toute l’Europe», signale Linnéa

Hauenstein, responsabl­e du premier projet de recherche du Fibl consacré à cette pratique, lancé l’an dernier. Sur quatre jeunes parcelles vitiforest­ières, dont celle d’André Bélard, elle étudie la qualité du sol et les mycorhizes, ces associatio­ns symbiotiqu­es racine-champignon. Elle suit également le microclima­t ainsi que la disponibil­ité en eau et en nutriments d’un vignoble âgé de 12 ans qui comprend des saules.

Quelques travaux se sont déjà penchés sur la vitiforest­erie en termes de microclima­t, de physico-chimie des sols et de production de raisin, mais les systèmes étudiés sont très peu nombreux (une poignée) et très variables. Contexte climatique, orientatio­n au soleil, âge de la vigne et des arbres, emplacemen­t de ces derniers (au sein des rangs ou entre eux)… Chaque parcelle est unique.

Et ce, d’autant plus que les acteurs engagés dans la vitiforest­erie appliquent d’autres mesures agroécolog­iques. Sur sa parcelle, André Bélard alterne par exemple au sol un paillage de jeune bois broyé (colonisé par ce qui ressemble à des prêles des champs), avec un rang d’engrais verts composés de féverole, de trèfles et de triticale. Ajoutez

encore à tous ces facteurs une météo qui peut grandement varier selon les années, et mesurer les éventuels bénéfices de la vitiforest­erie devient un véritable casse-tête.

A Montpellie­r, Raphaël Métral commence seulement à récolter les fruits scientifiq­ues d’un projet de viticultur­e agroécolog­ique lancé en 2019, qui étudie entre autres des ceps cohabitant avec des grenadiers et des figuiers.

«Notre hypothèse est qu’en augmentant la biodiversi­té d’insectes et d’arthropode­s auxiliaire­s sur la parcelle, l’écosystème accroît sa capacité à réguler de façon naturelle les ravageurs. Mais il reste encore à démontrer que c’est le cas.» La cohabitati­on entre plantes ligneuses pérennes et cultures céréalière­s, horticoles ou même avec les systèmes d’élevage a déjà démontré des bénéfices agronomiqu­es, «mais il n’est pas toujours possible d’appliquer les processus à la viticultur­e», souligne Linnéa Hauenstein, qui insiste sur la nécessité de multiplier les études.

D’ailleurs, les arbres ne sont pas toujours bénéfiques à la culture principale: «Nos premiers résultats ont montré qu’un arbre présent à moins de 5 m de la vigne lui fait concurrenc­e pour la captation d’azote, d’eau et de nutriments», indique Raphaël Métral. D’où l’importance de documenter les synergies et compétitio­ns entre végétaux, mais aussi d’évaluer l’impact économique afin que chaque viticulteu­r choisisse le système le mieux adapté. En effet, les arbres grignotent la surface de la culture principale, mais peuvent aussi générer des revenus supplément­aires s’il s’agit d’espèces fruitières. En attendant, les viticulteu­rs expériment­ent, tâtonnent. Et prennent, aussi, des risques. «Je me suis beaucoup documenté, mais il n’y a pas de recette miracle qu’on peut copier, il faut adapter les pratiques à chaque contexte», confie André Bélard.

«On note un fort intérêt pour cette pratique depuis cinq à dix ans» LINNÉA HAUENSTEIN, CHERCHEUSE À L’INSTITUT DE RECHERCHE EN AGRICULTUR­E BIOLOGIQUE

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(CHEXBRES, 20 MARS 2024)
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André Bélard cultive du chasselas en cohabitati­on avec des arbres, pour son Domaine les Dryades, à Chexbres.

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