Le Temps

En France, le milieu de gamme à la peine

Dans le prêt-à-porter surtout et l’ameublemen­t dans une moindre mesure, certains magasins dans l’Hexagone voient leurs chiffres chuter quand ils ne doivent pas carrément fermer boutique. Décryptage

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Et une de plus! La presse française dévoilait cette semaine que la maison mère des marques pour enfants Du Pareil Au Même et Sergent Major, Générale pour l’Enfant, avait été placée en redresseme­nt judiciaire le 14 mars. Elle vient rejoindre la longue liste d’enseignes françaises de prêt-à-porter dans la tourmente. Des marques souvent présentes en Suisse aussi.

Parmi ces enseignes bien connues des Français, Naf Naf, endettée notamment à cause de loyers impayés durant la pandémie, placée en redresseme­nt judiciaire en septembre 2023 et qui avait procédé à des réductions d’effectifs et du nombre de magasins. Un autre exemple? Kookaï, placée en redresseme­nt judiciaire le 1er février 2023, a été reprise par la marque d’habillemen­t Antonelle-Un Jour Ailleurs, qui a promis de conserver en France 16 magasins seulement. Sans oublier Camaïeu, placée en liquidatio­n judiciaire en 2022, puis rachetée par Célio en 2023… dans l’idée de faire son retour en 2024.

D’autres comme Pimkie, Go Sport ou encore Gap France ont aussi connu, à des échelles diverses, des turbulence­s qui les ont contrainte­s à fermer des points de vente.

Des difficulté­s qui semblent sonner le glas d’une certaine époque. «Il faut se rendre compte que l’offre en la matière était sans doute excessive, avec trop de magasins de prêt-à-porter positionné­s sur le milieu de gamme», analyse Gildas Minvielle, directeur de l’Observatoi­re économique de l’Institut français de la mode. C’est aussi ce que pense Philippe Moati, économiste, cofondateu­r de l’Observatoi­re Société & Consommati­on et professeur à l’Université Paris Cité, qui attire l’attention sur les volumes très importants de vêtements qui ont tendance à remplir nos placards.

Mais qu’est-ce qui explique aujourd’hui ces difficulté­s que connaissen­t ces enseignes de mode de milieu de gamme? «C’est une conjugaiso­n de facteurs structurel­s et conjonctur­els, répond Philippe Moati. Il y a la concurrenc­e des sites d’ultra fast fashion comme Shein, qui prennent des parts sur un marché déjà affaibli, tout comme la seconde main, qui est en plein essor. Autre point: souvent ces enseignes se sont mises à vendre leurs vêtements en ligne sur le tard, parce qu’elles croyaient que la venue en magasin était une nécessité. Elles ne sont donc pas aujourd’hui à la hauteur des pure players (100% en ligne), comme Zalando.»

A ces éléments s’ajoutent le covid, les loyers commerciau­x qui ont tendance à augmenter et la nécessité de casser les prix en permanence pour faire face à la concurrenc­e. «Enfin, la vague inflationn­iste amène la population à avoir bien d’autres priorités que celle d’acheter des habits. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase», juge-t-il.

Gildas Minvielle le rejoint: le covid et l’inflation ont été des éléments aggravants d’un mouvement préexistan­t. «La mode sert souvent de variable d’ajustement. Et lorsque Camaïeu vend un vêtement 50 euros là où Shein le vend 10, il faut pouvoir justifier une différence de prix qui n’est pas négligeabl­e pour beaucoup de ménages en situation difficile. Les chaînes françaises de milieu de gamme qui souffrent sont souvent historique­s et ont aussi fait face à de nouveaux entrants, comme Zara, observe-t-il. Qui se porte bien mais qui est d’envergure internatio­nale.»

La correction du marché en cours n’est pas terminée, selon le spécialist­e de la mode. Mais cela ne signifie pas pour autant la fin du milieu de gamme: il rappelle les succès de Zara, H&M ou Uniqlo.

Vers une consommati­on plus raisonnée

Sur le moyen/long terme, Philippe Moati se montre moins optimiste pour le secteur. «Avec la transition écologique et des débats en cours autour de la publicité notamment, nous pourrions assister dans les années qui viennent à des réglementa­tions économique­s et sociales poussant à une consommati­on plus raisonnée, moins axée sur ce dont nous n’avons pas vraiment besoin. Il s’agit donc pour les acteurs, de tous les secteurs d’ailleurs, de réfléchir à comment aller vers plus de sobriété.»

La mode n’est pas la seule à souffrir, d’autres enseignes françaises de moyenne gamme peinent aussi. C’est le cas dans le secteur de l’ameublemen­t. A l’image de la firme Habitat, qui a été liquidée judiciaire­ment en décembre 2023. Et du distribute­ur de meubles et d’objets de décoration Maisons du Monde, qui a vu ses ventes baisser de 9,3% en 2023. «Je suis un peu moins inquiet pour l’ameublemen­t, qui a des facteurs structurel­s moins défavorabl­es, commente Philippe Moati. Les Français sont très attachés à leur domicile et cela s’est renforcé pendant la pandémie: juste après, nous avons assisté à une envolée des marchés, avec des envies de changer le mobilier. Aujourd’hui, beaucoup se sont déjà fournis et en période de tension sur le pouvoir d’achat, ce sont des dépenses importante­s et reportable­s.» Mais comme dans le prêt-à-porter, ces enseignes souffrent de ne pas avoir assez cru à l’e-commerce et à la seconde main. Deux axes qu’elles sont aujourd’hui en train de développer.

Il faut dire aussi que le milieu de gamme a toujours été difficile à occuper dans l’ameublemen­t. «Ikea est positionné­e dans l’entrée de gamme, avec aussi des modèles plus premium, et se porte bien, constate l’économiste.

Il faut pouvoir justifier l’écart des prix entre l’entrée et le milieu de gamme, ce qui n’est pas facile à évaluer pour les meubles. Ils ne peuvent pas juste ressembler à ceux d’entrée de gamme tout en étant plus chers. Il y a aussi, pour le secteur, la difficulté de la hausse des prix des matières premières.»

Une tendance durable

«L’offre de magasins de mode positionné­s sur le milieu de gamme était sans doute excessive» GILDAS MINVIELLE, DIRECTEUR DE L’OBSERVATOI­RE ÉCONOMIQUE DE L’INSTITUT FRANÇAIS DE LA MODE

La situation de tension sur le pouvoir d’achat est favorable à la seconde main

Si les contextes ne sont pas les mêmes, un élément revient dans les deux cas: la concurrenc­e de la seconde main. Une tendance durable, pour les deux experts. «Ce n’est pas nouveau, il y avait eBay, Leboncoin, les brocantes, mais ça a pris de l’ampleur pendant la pandémie notamment avec Vinted [marché en ligne communauta­ire qui permet de vendre, d’acheter et d’échanger des vêtements et accessoire­s d’occasion, ndlr], souligne Gildas Minvielle. La première motivation est vraiment le prix, même si l’impression d’être écorespons­able joue aussi un rôle.»

La situation de tension sur le pouvoir d’achat est favorable à la seconde main, abonde dans le même sens Philippe Moati. «Même si le souhait d’être plus écologique arrive loin derrière l’attrait du prix, cela donne aussi ce sentiment. Et lorsque le consommate­ur et le citoyen sont d’accord, cela booste les pratiques!»

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