«L’affaire Ohtani», lumière crue sur les paris sportifs
L’interprète et ami de la superstar du baseball vient d’être viré après lui avoir dérobé plusieurs millions de dollars pour éponger ses dettes de jeu. Une histoire qui lève le rideau sur un secteur extrêmement lucratif et la difficulté du pays à le régule
C’est l’histoire d’un vol à plusieurs millions de dollars, aux dépens d’une des plus grandes stars sportives des EtatsUnis. Mercredi soir, alors que les Dodgers de Los Angeles remportaient le premier match d’ouverture de la saison régulière de Major League Baseball (MLB) à Séoul, portés par leur prodige Shohei Ohtani, l’interprète et ami de longue date de ce dernier, Ippei Mizuhara, était remercié par la franchise pour avoir «dérobé» plus de 4,5 millions de dollars à «Shotime».
L’affaire éclate lorsque ESPN et le Los Angeles Times dévoilent que l’homme qui suit Shohei Ohtani depuis ses débuts en 2013 avec les Nippon Ham Fighters d’Hokkaido aurait transféré des sommes astronomiques à un bookmaker du sud de la Californie depuis le compte en banque de son protégé. Un porte-parole du joueur a tout d’abord affirmé que ces fonds servaient à éponger les dettes de jeu de son interprète mais l’affaire prend rapidement une autre tournure, explique la chaîne: «En répondant aux récentes demandes des médias, nous avons découvert que Shohei avait été victime d’un vol massif, et nous transmettons l’affaire aux autorités», écrit ESPN, citant les avocats du joueur, Berk Brettler LLP.
Shohei Ohtani battait pour la première fois depuis plus de dix ans sans Ippei Mizuhara à ses côtés lors du second match de ces Seoul Series, remporté par les Padres de San Diego. Après cette défaite, le prodige est resté mutique sur ces allégations au grand dam des journalistes massés devant le vestiaire des Dodgers. «Le double MVP était gardé par deux responsables des relations publiques de l’équipe après le match, disant aux journalistes japonais «otsukaresama» – ce qui se traduit approximativement par «merci pour votre dur travail» – en sortant derrière l’un des responsables sans répondre à aucune question avant que le club ne prenne son vol de retour pour Los Angeles», raconte The Athletic, le média d’actualité sportive du New York Times.
La Californie n’est pas une terre de jeu
En plus d’écorner l’image jusqu’ici très lisse de la star japonaise et d’éloigner par le même biais l’un de ses proches, omniprésent à ses côtés, l’affaire jette une lumière crue sur la problématique des paris sportifs aux Etats-Unis, dont la légalisation est relativement récente. Depuis une décision de la Cour suprême du 14 mai 2018, miser sur son équipe favorite n’est plus illégal outre-Atlantique. Depuis bientôt six ans, plus besoin de faire le trajet jusqu’à Las Vegas – le Nevada était le seul Etat à autoriser la pratique – ou de passer par le marché noir, ouvrant ainsi la voie à un juteux marché estimé à l’époque à plus de 150 milliards, selon les estimations des mises illégales à travers le pays.
Sauf que cette décision est à la discrétion des Etats, dont seuls 38 ont décidé de légaliser la pratique, et parmi eux ne figure pas la Californie. Ce qui explique d’ailleurs le fait qu’Ippei Mizuhara ait pu s’endetter à hauteur de 4,5 millions de dollars: les paris sportifs réglementés par l’Etat doivent être payés à l’avance, tandis que les bookmakers illégaux peuvent proposer de faire crédit. Interrogé par ESPN, l’interprète assure que «Shohei n’a pas été impliqué dans les paris. Je veux que les gens sachent que je ne savais pas que c’était illégal. J’ai appris ma leçon à mes dépens. Je ne ferai plus jamais de paris sportifs.»
Il a également promis qu’aucune de ses mises ne concernait le baseball. Un détail qui a son importance, car les ligues sportives punissent en effet les personnes pariant sur les résultats dans leur propre discipline. Le code de conduite de la MLB dispose ainsi que «tout joueur, arbitre, officiel ou employé d’un club ou d’une ligue qui parie une somme quelconque sur un match de baseball pour lequel le parieur n’a aucune obligation sera déclaré inéligible [c’est-à-dire suspendu, ndlr] pendant un an», et inéligible de façon permanente s’il est impliqué dans un match sur lequel il parie. Sans compter que la ligue peut également prendre des mesures en cas de paris sportifs illégaux, même hors du baseball.
La situation aurait été extrêmement problématique avec Ippei Mizuhara, car «qui aurait été mieux placé que lui pour savoir, par exemple, si la star avait mal au genou ou à l’épaule le jour où il devait lancer?» se demande le New York Times. Alors que ce secteur rapporte des sommes astronomiques en constante hausse – selon l’American Gaming Association, les mises s’élèvent à 119,84 milliards de dollars en 2023, soit une augmentation de 27,8% par rapport à l’année précédente –, la problématique des «proches pariant» revient fréquemment sur la table et est difficile à débusquer par les autorités.
Le baseball n’est évidemment pas le seul sport touché. Rien que cette semaine, Amit Patel, responsable de la planification et de l’analyse financières pour la franchise de NFL des Jaguars de Jacksonville, a été condamné à 6 ans et demi de prison pour avoir siphonné plus de 22 millions de dollars qu’il a, entre autres, utilisés pour des paris sportifs. La National Football League a en outre renforcé sa politique en matière de jeux d’argent l’année dernière, alors que la ligue a suspendu pas moins de dix joueurs en 2023 pour cette raison.
March Madness, la folie des paris
«L’affaire Ohtani» intervient aussi à une période particulière aux Etats-Unis en matière de jeu d’argent, sachant que vient de débuter March Madness, le Championnat NCAA de basket-ball qui voit s’affronter les équipes des universités du pays, un événement que le Washington Post considère comme «ce qui se rapproche le plus d’une fête officielle des paris sportifs». Et les hostilités ont commencé avec un peu d’avance, avec dès le 8 mars des suspicions de fraude lors d’un match entre l’équipe de l’Université de Temple, basée à Philadelphie, contre celle de l’Université d’Alabama à Birmingham. La cote de cette dernière avait drastiquement augmenté, passant de 1,5 à 8,5 à quelques heures de la rencontre, sans annonce majeure au préalable comme une blessure d’un joueur. L’hypothèse la plus probable? Quelqu’un disposait d’une information sur une équipe ou un joueur, qui s’est alors ébruitée. Un cas qui serait potentiellement passé inaperçu à une période de l’année où les statistiques sportives sont moins épiées qu’en mars.
Alors, comment lutter contre ces débordements? En sanctionnant plus lourdement les cas de fraudes avérées, comme l’a par exemple fait la NFL, ou en s’attaquant directement au fonctionnement des paris. L’Etat de l’Ohio a par exemple interdit fin février les paris visant un athlète en particulier dans le sport universitaire, afin d’éviter les tentatives d’intimidation. La NCAA (National Collegiate Athletic Association) a d’ailleurs salué cette décision et a fait de la lutte contre la fraude l’un de ses chevaux de bataille. Son directeur, Charlie Baker, espère que d’autres Etats suivront la même voie et a affirmé lors de sa prise de fonction début mars que la NCAA allait s’associer avec Signify, une entreprise d’analyse de données qui traque ce genre de menaces, avec laquelle travaillent déjà la NBA et la WNBA. ■
La problématique des proches pariant revient fréquemment sur la table et est difficile à débusquer par les autorités