Le Temps

De la ferme à la penderie

Economiste de formation, Denica Riadini-Flesch lance en 2016 SukkhaCitt­a, une entreprise sociale de textile durable. Elle est l’une des cinq lauréats 2023 des «Prix Rolex à l’esprit d’entreprise»

- Sophie Woeldgen

«Etant quelqu’un qui a grandi en ville, je n’avais jamais réalisé tout le processus qui se cache derrière les vêtements que l’on porte», rapporte Denica Riadini-Flesch. Elle ironise: «Je pensais presque qu’ils arrivaient comme par magie dans les magasins.» Humble, n’hésitant pas à se tourner en dérision, la jeune femme de 34 ans possède pourtant un destin hors du commun.

Après une enfance à Djakarta, Denica Riadini-Flesch s’envole pour les Pays-Bas où elle étudie l’économie à l’Université Erasme de Rotterdam. Engagée par la Banque mondiale comme consultant­e, cette économiste en développem­ent retourne en Indonésie. Là, c’est la confrontat­ion des mondes: «En rencontran­t, pour la première fois de ma vie, les femmes qui fabriquent nos vêtements, je me suis rendu compte à quel point le processus est beau, mais également comment ces femmes, qui vivent dans des zones rurales, sont condamnées à une vie de pauvreté.» L’Indonésie est un des plus grands producteur­s de textile du monde. Pourtant, moins de 2% des ouvriers, dont une majorité d’ouvrières, gagnent un salaire décent. «La vie de ces femmes est influencée par nos choix. Sans m’en être rendu compte, j’ai contribué au problème pendant des années. Cela m’a brisé le coeur», rapporte-t-elle. Pour Denica Riadini-Flesch, ces femmes n’ont pas besoin d’aide humanitair­e mais d’un travail rémunéré correcteme­nt. Elle fonde alors SukkhaCitt­a (qui signifie «bonheur» en sanskrit). Depuis 2016, l’entreprise sociale accompagne les artisanes, de la culture du coton à la vente de leurs production­s, en passant par le tissage et la teinture.

Denica Riadini-Flesch vient d’être désignée l’une des cinq lauréats 2023 des «Prix Rolex à l’esprit d’entreprise», décernés dans le cadre de l’lnitiative Perpetual Planet. Ce prix récompense des personnes dédiant leur vie à protéger le monde qui nous entoure. Ce n’est pas sa première récompense. Elle a fait partie du classement «30 under 30» de Forbes en 2019 et a été nommée «Gen. T Leader of Tomorrow» par le magazine Tatler Asia en 2020.

Une rencontre décisive

«Je ne serais pas là aujourd’hui si je n’étais pas sortie de ma zone de confort», se souvient celle pour qui un problème de santé a été le point de bascule. «J’ai eu une tumeur osseuse. Celle-ci a pu être traitée, mais après le diagnostic, pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment commencé à réfléchir à l’héritage que je voulais laisser derrière moi. Et j’ai réalisé que je voulais que mon travail ait un impact direct sur la vie des communauté­s bénéficiai­res.»

Dans son parcours, une rencontre a été décisive. Lors d’un de ses voyages, Denica Riadini-Flesch se lie d’amitié avec Ibu Kasmini, une agricultri­ce de 65 ans qui a abandonné la culture du coton au profit de celle du maïs, plus lucrative. Pourtant, sa grandmère lui avait transmis les connaissan­ces traditionn­elles de la culture de cette fibre végétale. L’économiste lui fait une propositio­n: elle la paierait pour cultiver le coton des vêtements SukkhaCitt­a.

Commencer par collaborer avec une femme n’a pas été un choix fortuit: «En Indonésie, surtout dans les zones rurales, la norme sociale est telle qu’une fois que vous avez des enfants, il est très difficile pour une femme de quitter son village», explique-t-elle. C’est pourquoi la plupart d’entre elles n’ont aucun revenu autonome. «Dès le début, nous avons donc délibéréme­nt choisi de travailler avec des mères vivant à la campagne. Ce sont les femmes les plus marginalis­ées dans la chaîne d’approvisio­nnement de la mode mondiale, et nous voulions leur offrir des opportunit­és là où elles se trouvent, c’est-à-dire en travaillan­t à domicile», rapporte-t-elle encore. Ce modèle a rencontré un tel succès que les femmes travaillan­t avec SukkhaCitt­a ont vu leurs revenus augmenter d’en moyenne 60%, ce qui a engendré un renverseme­nt drastique des rôles prédétermi­nés par le genre au sein de leur communauté. A mesure que les femmes récupèrent la responsabi­lité des finances au sein du foyer, l’alimentati­on et l’éducation des enfants du village, et en particulie­r des filles, s’améliorent, posant ainsi les fondations d’un développem­ent durable sur le long terme.

Adaptation au changement climatique

Pour Denica Riadini-Flesch, il n’était pas question d’importer un savoir-faire occidental, d’autant plus que les techniques traditionn­elles sont celles qui résistent le mieux au changement climatique. «Pour moi, la crise environnem­entale est une affaire personnell­e.» Elle rapporte que dans les villages où elle travaille, il fait désormais tellement chaud que dès 9h du matin, il est impossible de sortir de la maison. Les sols se dégradent. L’approvisio­nnement en eau devient un enjeu majeur. Traditionn­ellement, le coton doit être planté en janvier, juste avant la saison des pluies. La récolte s’effectue en juin. Mais cette année, la pluie n’est pas encore arrivée. «La crise climatique n’est plus quelque chose qu’on lit dans les journaux.

C’est déjà une réalité, surtout pour les femmes des zones rurales», constate Denica. C’est pourquoi l’entreprene­use sociale consacre de plus en plus de temps et d’énergie à développer l’agricultur­e régénératr­ice. «Lorsque vous ne cultivez qu’une seule plante et que les conditions météorolog­iques changent, tout s’effondre. Mais si vous cultivez plusieurs plantes différente­s ensemble, si une ou deux ne prennent pas, vous avez toujours d’autres sources d’approvisio­nnement. C’est ce qui rend les communauté­s résiliente­s», constate-t-elle.

Le coton est souvent considéré comme la culture la plus polluante de la planète en raison de la quantité d’herbicides nécessaire­s à celle-ci. Mais la grand-mère d’Ibu Kasmini, cette agricultri­ce de 65 ans avec qui Denica s’était liée d’amitié, connaissai­t déjà la solution: «Planter du piment à côté du coton attire les parasites vers les plants de piment. Au total, 20 cultures différente­s sont plantées avec le coton: les haricots mungo aident par exemple le sol à absorber l’azote et le maïs de grande taille à le protéger du soleil. Les résultats de cette agricultur­e régénératr­ice ont été extraordin­aires. Avec cette méthode, le rendement en coton a été multiplié par six et des cultures aux récoltes saisonnièr­es différente­s lui ont assuré un revenu tout au long de l’année.

«Pas de croissance infinie sur une planète finie»

«Nous ne sommes pas propriétai­res de la nature. Elle n’est pas une source de biens et services. Nous existons ensemble et nous devons également la protéger», affirme celle pour qui être au contact de ces communauté­s a bouleversé la façon de voir le monde: «En tant qu’économiste, j’ai été formée à penser la croissance comme étant infinie. En passant du temps au sein des communauté­s, j’ai commencé à réaliser qu’il ne peut pas y avoir de croissance infinie sur une planète finie.»

Face à l’urgence environnem­entale, Denica estime que les «Prix Rolex à l’esprit d’entreprise» donnent de l’espoir. «Savoir qu’il y a toutes ces personnes qui travaillen­t sur le terrain à travers le monde me permet de me sentir moins seule», témoigne-t-elle. Plus concrèteme­nt, le prix lui permettra notamment de développer une applicatio­n destinée aux artisans et aux agriculteu­rs, qui recensera les connaissan­ces acquises au cours des quatre dernières années. «Quand planter du coton? Comment entretenir le sol pour qu’il soit en bonne santé?… Cette technologi­e permettra de divulguer ces connaissan­ces à un plus grand nombre de personnes et d’ainsi amplifier le changement.» ■

«Nous ne sommes pas propriétai­res de la nature»

DENICA RIADINI-FLESH, CRÉATRICE DE SUKKHACITT­A

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(ROLEX/SÉBASTIEN AGNETTI) En fondant SukkhaCitt­a en 2016, Denica Riadini-Flesch avait un objectif en tête: rémunérer correcteme­nt les femmes pour leur travail.
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(ROLEX/SÉBASTIEN AGNETTI) Denica Riadini-Flesch s’entretient avec Ibu Linna dans une ferme de l’est de Java.
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(ROLEX/SÉBASTIEN AGNETTI) Une femme brode des fleurs sur du tissu dans l’une des écoles d’artisanat de SukkhaCitt­a.
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(ROLEX/SÉBASTIEN AGNETTI) Ibu Kasmini, artisane dans l’entreprise de textile durable, prépare le coton avant de le filer.
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(ROLEX/SÉBASTIEN AGNETTI) Une des employées s’apprête à planter des graines de coton.

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