Le Temps

La Révolution culturelle comme matrice d’un récit futuriste

-

Liu Cixin inscrit son récit dans l’héritage d’une lutte politique qui a abouti à la destructio­n du savoir et des sciences. Un sujet qui reste en partie tabou en Chine

Le Problème à trois corps débute en 1967 avec la scène d'un meurtre, celui d'une jeune «garde rouge» foudroyée par le tir d'un sniper d'une brigade rivale, en pleine folie déchaînée par la Révolution culturelle. Le père de la victime est pour sa part mis à mort lors d'une séance de critiques par l'un de ses étudiants qui lui fracasse la tête. Ce professeur de physique, en tant que représenta­nt de l'«Autorité académique réactionna­ire», a été désigné comme ennemi du peuple.

Ce déchaîneme­nt de violence qui sert de matrice au roman de Liu Cixin a bel et bien existé. Les trois premières années de la Révolution culturelle (1966-1976) ont entraîné la mort de millions de Chinois. Le récit de science-fiction que va élaborer l'auteur à partir de ce traumatism­e national tisse la trame d'une lutte continue entre le monde du savoir et les forces de destructio­n de la science. L'une de ses héroïnes, autre victime de la Révolution, va ainsi entrer en contact avec des extraterre­stres et favoriser leur redéploiem­ent sur Terre par dépit de la civilisati­on humaine.

On peine, hors de Chine, à comprendre l'impact de ce qui fut en réalité un putsch de Mao Tsé-toung pour reprendre le contrôle total du pouvoir sur toute une société, jusqu'à nos jours. D'abord tabou après la mort de Mao, le thème des blessures de la Révolution culturelle a peu à peu trouvé des relais dans la littératur­e, la peinture et le cinéma à partir des années 1990 jusqu'à l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir. Lui-même fils d'un haut cadre du parti victime des «gardes rouges», il a à nouveau sanctuaris­é ce sujet d'embarras pour la légitimité du parti. Le Problème à trois corps a été publié – et a rencontré le succès – avant son arrivée au poste suprême de secrétaire général du parti, en 2012.

Motus sur Mao

Si les séquelles de la Révolution culturelle ont pu nourrir la création et susciter un travail de mémoire, l'évocation de ses véritables causes reste par contre largement censurée. Liu Cixin prend ainsi bien soin de ne pas évoquer le contexte de ces meurtres, le nom même de Mao n'est pas évoqué. Tous les Chinois savent ou plutôt savaient (l'auteur est né en 1963). Qu'en est-il des plus jeunes génération­s? L'amnésie collective sur la faillite du Parti communiste ayant provoqué ce plongeon dans l'obscurité est à nouveau imposée par le «centre». L'adaptation par Netflix de ce roman qui recèle une forme de critique du pouvoir parviendra-t-elle à remettre un peu de lumière sur l'un des épisodes les plus tragiques de l'histoire chinoise? On peut en douter. Frédéric Koller

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland