Le Temps

Dickens revisité dans l’Amérique des laissés-pour-compte

Barbara Kingsolver signe un roman de formation époustoufl­ant inspiré de «David Copperfiel­d». Cette voix d’enfant maltraité par la misère et l’addiction aux opioïdes, en plein XXIe siècle, s’inscrit d’emblée comme un nouveau classique

- Jean-François Schwab

ongtemps Barbara Kingsolver a voulu écrire le grand roman des Appalaches et de la crise des opioïdes aux Etats-Unis. Longtemps elle a cherché comment s’y prendre. Jusqu’au jour où elle a passé une nuit avec son mari dans la maison de Charles Dickens dans le Kent. Elle raconte avoir entendu la voix du plus populaire des romanciers britanniqu­es lui dire en plein sommeil «fais parler l’enfant, on l’écoutera». Ni une ni deux, l’écrivaine américaine se met au travail et décide de transposer le chef-d’oeuvre de Dickens de l’Angleterre victorienn­e du XIXe siècle dans l’Amérique rurale du XXIe siècle. Son neuvième roman s’écrit alors de lui-même, à la première personne. Ainsi, David Copperfiel­d devient Damon Fields dans On m’appelle Demon Copperhead, Prix Pulitzer de la fiction 2023, ex aequo avec Trust d’Hernan Diaz.

La romancière de Virginie pose le décor dans l’extrême sud-ouest de son Etat, dans une région collineuse des Appalaches, coincée entre le Kentucky et le Tennessee. «Vous avez le Nord et vous avez le Sud, et puis vous avez le comté de Lee, la capitale mondiale des perdants […] Paradis pourri où tous les maux du monde avaient élu domicile.» Fils d’une jeune toxicomane et d’un père mort avant sa naissance, son héros voit le jour à même le sol d’un vieux mobile home. «Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l’événement, et ils m’ont toujours accordé une chose: c’est moi qui ai dû me taper le plus dur, vu que ma mère était, disons, hors du coup.» Avec ses cheveux roux et ses yeux vert clair, Demon Copperhead est surnommé ainsi en référence à la couleur des vipères cuivrées de la région.

Blessure au genou

Parti de rien, le petit garçon va être confronté à toute la malchance du monde et au mépris de la société à l’égard des plus démunis. Il est d’abord flanqué d’un beaupère violent puis privé d’une mère internée pour une longue cure de désintoxic­ation. Commence alors une série de placements dans des familles d’accueil peu recommanda­bles, souvent exploité pour des travaux ingrats et épuisants, tandis que les services sociaux et de protection de l’enfance sont complèteme­nt défaillant­s. C’est ensuite le temps des mauvaises fréquentat­ions et influences, des premières défonces, dès 11 ans, lors de pharmacy parties.

A 15 ans, alors que la chance semble enfin lui sourire avec la possibilit­é de percer dans une équipe junior de football américain, porte d’accès à une carrière prometteus­e, il se blesse grièvement au genou. La suite se résume en trois lettres: Oxy, pour OxyContin, le puissant antidouleu­r à l’origine de la crise des opioïdes qui ravage les Etats-Unis et en particulie­r la région des Appalaches depuis plus de deux décennies. Le médicament est prescrit à Demon pour calmer ses souffrance­s. Il le pousse surtout dans le trou infernal de l’addiction.

Instinct de survie

Dans une formule inoubliabl­e, l’orphelin malmené dira: «Le plus extraordin­aire, c’est que tu peux commencer ta vie avec rien, la finir avec rien, et perdre tant de choses entre-temps.» Malgré toute cette misère, ces injustices, ces violences et ces drogues, Demon est habité par un instinct de survie sidérant, nourri par les super-héros de ses comics préférés et par le rêve de voir un jour l’océan. Son odyssée tragique est traversée par de rares éclats de bienveilla­nce grâce à quelques rencontres: les Peggot, une famille pieuse, Coach et Angus, un entraîneur et sa fille, ainsi qu’un couple d’enseignant­s, les Armstrong.

Point de contextual­isation historique, sociologiq­ue ou statistiqu­e. Seuls comptent ici le vécu à ras la dèche et le regard d’un môme. La romancière a donc fait le choix de l’enfant que l’on écoute. Elle a donné une voix à celui qui se considère comme «un délinquant ignorant». Et son héros de se faire entendre sur plus de 600 pages époustoufl­antes, entre flux de conscience, oralité et langue bien pendue. La gouaille détonnante et irrésistib­le de Demon se déverse sans jamais lasser. On se laisse emporter par un langage instantané, torrent verbal d’insolence, de lucidité, de cynisme, de désespoir, mais aussi d’affection et d’amour.

Hommage aux «rednecks»

L’auteure de L’Arbre aux haricots (1996), des Yeux dans les arbres (1999) et d’Un Autre Monde (2010) signe un retentissa­nt roman d’apprentiss­age et de survie, une fresque sociale de l’Amérique la plus pauvre, épuisée et mal scolarisée qui soit. Demon Copperhead incarne à lui seul «un petit morceau pourri du rêve américain dont tout le monde aimerait être, enfin vous voyez. Débarrassé.» Charles Dickens certes, mais John Steinbeck (réalisme social) et Mark Twain (humour) veillent aussi sur ce livre.

Barbara Kingsolver a non seulement réussi à écrire le grand roman des Appalaches et de la crise des opioïdes, mais elle a également écrit le grand roman des rednecks – «pedzouille­s, bouseux, ploucs, péquenauds. En bref, les Déplorable­s» – moqués et délaissés par l’Amérique progressis­te et capitalist­e. Grâce à cette immersion à hauteur d’enfant dans leur réalité quotidienn­e, l’écrivaine leur rend la dignité et l’humanité qu’ils méritent au-delà des indécrotta­bles stéréotype­s.

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Autrice Barbara Kingsolver
Titre On m’appelle Demon Copperhead
Traduction De l’anglais par Martine Aubert
Editions Albin Michel
Pages 624
Genre Roman Autrice Barbara Kingsolver Titre On m’appelle Demon Copperhead Traduction De l’anglais par Martine Aubert Editions Albin Michel Pages 624

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