Abus sexuels: le showbiz japonais dans tous ses états
Les révélations sur les agissements de la star de la télévision Hitoshi Matsumoto, et de l’agence de «boys bands» Johnny’s, provoquent une prise de conscience de la gravité de ces dérives dans le monde du divertissement nippon
Le Tribunal de Tokyo va abriter à partir du 28 mars le procès inédit d’une affaire d’abus sexuels qui a ébranlé le très opaque milieu japonais du divertissement. Face à face, la star de la télévision Hitoshi Matsumoto et le magazine Shukan Bunshun. La vedette du petit écran, réalisateur et ambassadeur de l’Expo universelle 2025 d’Osaka, réclame à l’hebdomadaire 550 millions de yens (3,3 millions de francs) de dommages et intérêts et la publication d’excuses pour la parution d’une série d’articles l’accusant d’agressions sexuelles.
Les révélations s’appuient sur le témoignage de 11 femmes. Selon elles, Hitoshi Matsumoto aurait, lors de soirées arrosées en 2015 au Grand Hyatt de Tokyo, mais aussi à Fukuoka et à Osaka, eu des relations sexuelles non consenties avec plusieurs femmes. Le magazine révèle par ailleurs l’existence d’un «système de rétribution par des faveurs sexuelles», mis en place au fil des ans, qui voyait de jeunes comédiens comme Kazutaka Ozawa, du duo comique Speedwagon, rameuter des femmes pour le bon plaisir de la star.
Sortir de la peur
Face au scandale, l’intéressé a suspendu ses activités dans l’attente du procès et a qualifié les accusations de «dénuées de fondement». Il peut compter sur le soutien de son agence, la très puissante Yoshimoto Kogyo, et d’une équipe d’avocats chevronnés. Pour sa défense, il rassemble aussi des témoignages en sa faveur. L’actrice porno Runa Shimotsuki, présente à la soirée d’Osaka, a nié le 5 mars tout mauvais comportement de Hitoshi Matsumoto et critiqué le Shukan Bunshun et ses «articles mensongers». L’actrice avait été invitée par le comique Kenji Tamura – lui aussi membre de Yoshimoto Kogyo – qui a également nié toute attitude déplacée pendant la soirée.
Le magazine, lui, campe sur ses positions. «M. Matsumoto est en position de force. Une femme qui souhaite travailler dans l’industrie du divertissement est en position de faiblesse. Si elle est attaquée parce qu’elle se pose en victime, j’écoute d’abord ce qu’elle dit. Je ne pense pas que ce soit un problème», a expliqué le 8 mars dans le quotidien Tokyo Sports, le rédacteur en chef du Shukan Bunshun, Manabu Shintani, qui juge par ailleurs important de ne pas avoir peur de «s’en prendre à des personnes puissantes» comme Hitoshi Matsumoto.
Le «camp d’entraînement»
L’affaire Matsumoto suit celle d’une autre place forte du divertissement nippon: l’agence japonaise Johnny & Associates, dite «Johnny’s», qui a produit les plus populaires boys bands nippons, comme SMAP ou Arashi. Dans un documentaire de mai 2023, la BBC a révélé les agressions sexuelles commises sur ses pensionnaires par son fondateur, Johnny Kitagawa (1931-2019).
Ce documentaire a poussé d’anciens de Johnny’s à parler. C’est le cas de Kauan Okamoto, qui a rejoint l’agence en février 2012 à l’âge de 15 ans. Comme il devait se rendre à Tokyo pour travailler, il restait souvent à la résidence de Johnny Kitagawa, surnommée «le camp d’entraînement» et située dans le quartier branché d’Harajuku.
Après un dîner en mars 2012, le producteur lui a massé les épaules et lui a dit: «Pourquoi ne vas-tu pas te coucher tôt?» Il l’a fait. Alors qu’il s’endormait, l’hôte des lieux est entré dans la chambre. «Il a commencé à me masser les pieds. Ses mains sont remontées petit à petit, puis il m’a touché les parties génitales et m’a fait une fellation», a témoigné Kauan Okamoto. Le lendemain, Johnny Kitagawa lui a remis 10 000 yens. L’adolescent a couché chez lui plus de 100 fois avant de quitter l’agence en 2016. Il aurait été agressé sexuellement 15 à 20 fois, et a également déclaré avoir vu le producteur abuser de trois autres pensionnaires. Difficile pour les adolescents de refuser. «Si tu ne passes pas au camp d’entraînement, tu ne seras pas une star», se disaient-ils entre eux. L’affaire a contraint l’agence à entamer des procédures de dédommagements qui pourraient concerner des centaines de personnes.
Le pouvoir des agences
Surfant sur ces affaires, l’ONG Chiki Lab, dirigée par l’écrivain et militant contre le harcèlement Chiki Ogiue, a dévoilé le 14 février les témoignages anonymes de 275 professionnels du monde du divertissement: 58 ont déclaré avoir été sollicités «pour des faveurs sexuelles» et 131 ont expliqué avoir été «victimes de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle». Une femme a écrit: «Lorsque j’ai décidé de ne plus tolérer le harcèlement sexuel, les offres d’emploi ont cessé. Une star célèbre m’a dit: «Pourquoi ne te livres-tu pas au «commerce de l’oreiller» [expression signifiant coucher avec quelqu’un pour obtenir du travail]? Si tu ne le fais pas, tu n’auras plus de contrat.»
Au Japon, les affaires d’agressions sexuelles impliquant des stars ont longtemps été ignorées ou traitées comme de simples ragots. Le Shukan Bunshun avait évoqué en 1999 les abus de Johnny Kitagawa. Un procès avait eu lieu, mais l’affaire était vite tombée dans l’oubli. Le producteur n’a jamais été inquiété.
La situation évolue timidement depuis le début du mouvement #MeToo, écaillant une omerta due à la puissante sujétion des stars aux agences, mais aussi à l’influence de ces agences sur les médias, voire les grandes entreprises. Sous la pression des autorités, l’équipe spéciale mise en place par Johnny’s – qui a changé de nom pour s’appeler Smile-Up – pour enquêter sur les abus de son fondateur a mis en évidence le pouvoir absolu des agences sur les célébrités. «Etant donné l’absence de critères pour devenir une star, les «aspirants célébrités» n’ont souvent pas d’autre choix que d’endurer les abus sexuels de producteurs et d’autres personnes de pouvoir», explique son rapport.
Un point confirmé par l’avocat Hironori Takaki, expert de l’industrie du divertissement, qui met en avant «l’inégalité de l’offre et de la demande» du secteur pour expliquer le harcèlement. Les belles opportunités sont rares alors qu’un nombre écrasant de stars sont à la recherche d’un emploi. L’homme de loi souligne aussi l’énorme pouvoir des agences, qu’il est quasiment impossible de quitter sous peine de véritable mort professionnelle.
En 2019, la Commission de la concurrence (FTC) avait, fait rare, adressé un avertissement à l’agence Johnny & Associates qui avait fait pression sur les chaînes de télévision pour qu’elles n’emploient plus les stars du groupe SMAP qui l’avaient quittée.
Critiquer publiquement les agences est aussi risqué. En conférence de presse le 15 janvier, Kenichiro Kawai, lui aussi victime de Johnny Kitagawa, a déclaré: «Je veux que vous sachiez que je risque ma vie en portant ces accusations contre M. Kitagawa.»
Des formations anti-harcèlement
Les agences tirent aussi leur pouvoir d’un contexte économique difficile, souligne Soichiro Matsutani, auteur de plusieurs ouvrages sur la face sombre du showbiz nippon. La baisse des revenus des médias depuis les années 1990 les rend de plus en plus dépendants des idoles pour leur taux d’audience. En outre, les stars servent à promouvoir nombre de grandes entreprises, qui ne veulent pas qu’un scandale nuise à leur image.
Le mérite des affaires Kitagawa et Matsumoto est d’avoir quelque peu fait bouger les lignes. Des entreprises comme la compagnie aérienne JAL ont annulé des contrats avec les stars de Johnny’s. La chaîne publique NHK a renoncé à employer les boys bands de l’agence pour sa traditionnelle émission du Nouvel An,
Kohaku Uta Gassen.
Une enquête onusienne menée à l’été 2023 après les révélations sur l’affaire Kitagawa a dénoncé «l’inaction du gouvernement» qui devrait «agir car il est le premier responsable de garantir des enquêtes transparentes sur les auteurs de ces actes et faire en sorte que les victimes soient dédommagées».
Cela fait espérer des changements, comme ceux observés dans le cinéma nippon. A la suite de révélations d’abus de réalisateurs et d’acteurs, plusieurs studios se sont en effet entendus pour imposer la présence d’une personne chargée de la prévention du harcèlement sur chaque tournage et obliger les équipes à suivre une formation anti-harcèlement. Dans un tel contexte, le procès de Hitoshi Matsumoto, qui devrait durer un an, pourrait contribuer à améliorer les mesures de prévention.
■