Le ventre des glaciers ou la résistance par la contemplation
«Pour avoir envie de protéger le monde, il faut le trouver beau», assure le photographe fribourgeois Jean-François Delhom qui, dans un magnifique ouvrage, dévoile des cavités sous-glaciaires aussi magiques qu’éphémères
Parce qu'elle est imprévisible et sans pitié, la montagne tue, même les plus aguerris, même les mieux prévenus. Après le drame de Tête-Blanche, il est d'autant plus impressionnant de découvrir Glace, le magnifique ouvrage de Jean-François Delhom, photographe sans peur qui, sur les traces du guitariste et spéléologue Etienne Mayerat, décédé depuis, est descendu dans le ventre de 25 glaciers suisses pour en ramener de stupéfiants clichés. Ces photos saisissent par leur beauté, mais aussi par leur mystère et le sentiment de leur dangerosité.
L'idée de ce «glacionaute» qui a étudié la philosophie avant de se former à la spéléologie? «Emouvoir les gens pour les sensibiliser à l'environnement.» De fait, devant ces images dont les reliefs bleutés et accidentés coupent le souffle, le temps suspend son vol. Mais c'est une illusion, renseigne le spécialiste, «car ces cavités sous-glaciaires sont éphémères et la plupart d'entre elles ont déjà disparu». Jolie manière de nous rappeler que, victimes du dérèglement climatique, nos glaciers reculent de 30 à 40 mètres par année.
Il a toujours rêvé de se rendre en Islande ou au Groenland pour saisir la beauté rugueuse de ces paysages septentrionaux. Mais, depuis 2015, Jean-François Delhom ne prend plus l'avion pour préserver la couche d'ozone. C'est donc sur les glaciers helvétiques, essentiellement valaisans, que le photographe fribourgeois a jeté son dévolu. Des sites naturels qui ne manquent pas de panache.
Que ce soit en descendant en rappel dans des moulins de glace, puits verticaux dont la profondeur peut atteindre 60 mètres, ou en pénétrant par les côtés dans des grottes de contact, galeries glaciaires situées à la semelle des glaciers, les deux explorateurs ont surpris une symphonie bleutée de plis, de bosses, de brèches, de fentes, de langues et de vagues dont la force esthétique frappe à chaque page.
Les photos sont d'ailleurs si saisissantes qu'on en oublie presque le texte de Jean-François Delhom, discrètes incises dans ce festival givré. C'est une erreur, car celui qui s'est aussi formé à l'histoire de l'art porte sur les glaciers un regard aiguisé. Déjà, féru d'exactitude scientifique, l'expert propose un glossaire palpitant – saviez-vous qu'on nomme «bédières», les ruisseaux qui, coulant à la surface du glacier, y creusent des canyons en été; ou que les «cupules» définissent les marques ovales garnissant les parois des glaciers et issues des milliers de petits contre-courants venus les frôler?
«Toboggan à cailloux»
Toujours côté pratique, Jean-François Delhom explique comment explorer certains palais de glace pour celles et ceux qui seraient tentés. Evidemment, les amateurs privilégieront les grottes de contact à la descente en rappel dans les puits, appelés «moulins», qui suppose une maîtrise de l'exercice. Mais, attention, «les grottes de contact sont à la fois plus accessibles et plus dangereuses que les moulins. Elles sont bien souvent creusées sous des dépôts morainiques dont les pierres en équilibre au bord du portail glaciaire tombent au fur et à mesure que la glace fond. Le porche d'exsurgence d'une grotte de contact est presque toujours surmonté d'un pan incliné, véritable toboggan à cailloux au-dessus de l'entrée. La saison chaude est trop dangereuse. Idéalement, il faut attendre les températures négatives pour s'aventurer sous la glace», prévient le spécialiste.
Qui entend souvent cette exclamation: «Vous êtes fous d'aller là-dessous!» Sa réponse procède en deux temps. Jean-François Delhom reconnaît que, même s'ils sont mesurés, les risques demeurent, raison pour laquelle il a fait le choix d'être célibataire et sans enfants. D'autre part, le philosophe se distingue des aventuriers «qui ont besoin de risquer leur vie pour se sentir vivants».
«Je respecte leur choix tant qu'ils ne menacent pas la vie des autres. Pour ma part, je n'ai guère besoin de me sentir vivant, j'ai besoin de me sentir touché», précise le photographe-spéléologue soucieux de magnifier ce qu'il transmet pour le partager avec d'autres. «Ce n'est pas la conquête qui nous fait grandir, c'est le don.»
Plus loin, et toujours sur le rapport à la performance en montagne, celui qui est plus artiste que sportif note encore: «La montagne est souvent le théâtre de glorioles. L'exigence de performance formate des surdoués monomaniaques, totalement paumés dans tout autre domaine que celui de leur hyperspécialisation, incapables de prendre le temps de vivre et le temps d'aimer. Face à l'inconsistance de l'homme performant, qui passe comme un coup de vent, se tient la figure de l'homme sensible», tonne l'auteur.
Contre l’esprit de compétition
Un coup de piolet bien senti dans les nombreux trails et courses qui défient les hauteurs… Avant de préciser ce qu'il entend par «homme sensible». «Vous ne trouverez dans mon livre ni records ni exploits, aucune trace de cet esprit de compétition qui nous dresse les uns contre les autres en prétendant nous élever. Ce que vous y trouverez, c'est plutôt une disposition contemplative à laquelle vous êtes conviés. Car, vigilant, l'homme sensible n'est pas seulement celui qui contemple, c'est celui qui ressent une responsabilité éthique face à ce qu'il contemple.»
Mais contempler n'est-ce pas adopter une attitude trop passive? Qui a peu d'impact sur la lutte politique? Non, répond l'auteur, car l'«exercice d'admiration» qu'il entend prescrire aux lecteurs n'est pas que charmant, il est aussi puissant.
Une position de combat que le photographe défend d'ailleurs si bien qu'on lui laisse les mots de la fin: «Je m'inspire du sociologue français Jacques Ellul pour considérer que l'attitude contemplative possède une dimension subversive à l'égard de notre société petite-bourgeoise, technicienne et capitaliste qui réclame en toute chose fonction, performance et rendement. C'est d'ailleurs parce que l'homo oeconomicus est incapable de contemplation qu'il est en train de détruire notre planète. L'homme de demain sera contemplatif ou ne sera pas.»
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