Le Temps

Paris-Berlin se chamaillen­t, Moscou jubile

- ANCIEN MINISTRE ALLEMAND DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET VICE-CHANCELIER DE 1998 À 2005 JOSCHKA FISCHER Copyright: Project Syndicate, 2024. www.project-syndicate.org Traduction: Le Temps avec DeepL

La relation franco-allemande a toujours été compliquée et n’a jamais été dénuée de conflits ou de tensions. Tout le monde comprend que la coopératio­n entre ces deux pays clés de l’Union européenne est nécessaire et dans l’intérêt de l’ensemble du bloc. Ils n’ont cependant jamais complèteme­nt surmonté leur rivalité actuelle – et historique.

L’une des raisons est que la France et l’Allemagne sont aussi fortes l’une que l’autre, mais dans des dimensions différente­s. Au cours de ces sept dernières décennies d’unificatio­n progressiv­e de l’Europe, l’Allemagne, bien que divisée entre 1945 et 1990, était un pays économique­ment puissant mais diplomatiq­uement timide. La France, en revanche, pouvait faire valoir ses forces militaires et culturelle­s et une tradition ininterrom­pue de puissance européenne. Après la défaite de l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle a tenu à affirmer pleinement la confiance retrouvée de la France.

L’Allemagne, c’est tout le contraire. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est une puissance en faillite qui a la réputation de déclencher des catastroph­es européenne­s. L’Etat et la culture allemands en étaient venus à être définis par la faillite morale complète de l’ère hitlérienn­e. Les nazis avaient entraîné l’Allemagne dans un état de barbarie, déployant des technologi­es modernes et des théories pseudoscie­ntifiques pour commettre des génocides contre les juifs européens, les Roms et d’autres, et pour dévaster de larges pans du continent européen. En bref, les Allemands avaient Hitler, qui les avait conduits dans l’abîme, laissant un héritage de honte durable, tandis que les Français avaient de Gaulle, le sauveur de la nation dans ses heures les plus sombres.

Bien entendu, les deux pays partageaie­nt également une inimitié bien plus ancienne. A l’époque de la Seconde Guerre mondiale, les deux puissances se faisaient déjà la guerre depuis des siècles (notamment parce que l’Allemagne a contribué à l’essor du protestant­isme, alors que la France est restée un bastion du catholicis­me). La France a une longue tradition d’Etat-nation, tandis que la première unificatio­n politique de l’Allemagne a eu lieu très tardivemen­t, en 1871. Toute cette histoire a dû être surmontée pour que l’Allemagne post-nazie puisse s’intégrer avec succès dans un nouvel ordre européen. S’il y avait le moindre risque que les hostilités franco-allemandes reprennent, une paix durable resterait hors de portée.

Heureuseme­nt, l’Europe réussit à établir un nouvel ordre de sécurité, avec l’aide décisive des Etats-Unis. Création de l’OTAN en 1949, suivie de la formation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951. Cela conduisit à la création de la Communauté économique européenne en 1957, puis à la réunificat­ion de l’Allemagne en 1990. Le chancelier allemand Helmut Kohl et le président français François Mitterrand ont joué un rôle de premier plan dans la rédaction du Traité de Maastricht, qui a formelleme­nt établi l’UE lorsqu’il est entré en vigueur en 1993.

Aujourd’hui, l’Allemagne et la France restent les deux Etats membres les plus importants et les plus puissants de l’UE, tant en termes de population que de taille de leur économie. La France est également une puissance nucléaire et un membre permanent (avec droit de veto) du Conseil de sécurité des Nations unies. Lorsque la France et l’Allemagne sont alignées, elles peuvent généraleme­nt entraîner le reste de l’Europe avec elles.

Cette unité et cette déterminat­ion sont devenues plus importante­s que jamais depuis que le président russe, Vladimir Poutine, a lancé sa guerre d’agression non provoquée contre l’Ukraine. Si l’on ajoute la possibilit­é d’un retour à la Maison-Blanche de l’ancien président américain Donald Trump, l’impératif de renforcer les défenses de l’Europe devient encore plus urgent.

A cette fin, l’une des priorités les plus immédiates est de préserver l’indépendan­ce et la souveraine­té de l’Ukraine. Cet objectif doit être au coeur de la vision stratégiqu­e des dirigeants français et allemand. Au lieu de cela, les dirigeants des deux pays les plus importants d’Europe se sont heurtés publiqueme­nt, se sont contredits l’un l’autre.

Au début du mois, le président français, Emmanuel Macron, a ainsi déclaré qu’il n’excluait pas d’envoyer des troupes en Ukraine, ce qui a directemen­t suscité la réprobatio­n du chancelier allemand, Olaf Scholz. Aujourd’hui, les deux dirigeants, ainsi que le premier ministre polonais, Donald Tusk,

Tout différend entre Français et Allemands doit être réglé à huis clos

s’efforcent de présenter à nouveau un front uni. Poutine doit boire du petit-lait, devant cette blessure auto-infligée.

Les débats mesquins pour savoir qui est le plus beau, le plus fort ou le plus responsabl­e sont la dernière chose dont l’Europe ait besoin. Nous avons affaire à une guerre de conquête qui est entrée dans sa troisième année. La Russie veut rayer son voisin de la carte. Il ne s’agit pas seulement de la liberté de l’Ukraine. Il s’agit de l’ensemble du continent européen.

Les dirigeants français et allemand devraient fixer de nouvelles règles de base. Tout différend entre eux doit être réglé à huis clos et aucune déclaratio­n publique ne doit être faite tant qu’ils ne sont pas sur la même longueur d’onde. Les déclaratio­ns contradict­oires des principaux dirigeants de l’UE sont une douce musique aux oreilles de Poutine.

Nous vivons une époque étrange. Si Poutine réussit sa guerre, il poursuivra certaineme­nt sa route vers l’ouest. Et si l’Europe n’a pas de chance, elle pourrait se réveiller en novembre avec la perspectiv­e d’une nouvelle présidence Trump imminente. Nous serions alors coincés entre une Russie guerrière et impériale et une Amérique isolationn­iste. Si la France et l’Allemagne continuent de se quereller ouvertemen­t, une situation périlleuse pourrait rapidement s’aggraver. ■

 ?? (VERDUN, 22 SEPTEMBRE 1984/ MARCEL MOCHET/AFP) ?? Un symbole fort du couple franco-allemand: lors de l’hommage aux soldats morts durant la bataille de Verdun (1916), François Mitterrand et Helmut Kohl unis au moment de «La Marseillai­se».
(VERDUN, 22 SEPTEMBRE 1984/ MARCEL MOCHET/AFP) Un symbole fort du couple franco-allemand: lors de l’hommage aux soldats morts durant la bataille de Verdun (1916), François Mitterrand et Helmut Kohl unis au moment de «La Marseillai­se».
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