Le riche et l’argent du riche
Genève est tellement riche qu’elle fait semblant de ne pas le savoir. Ou de le redécouvrir chaque année à l’heure des comptes, dans le même sourire gêné. Le bilan est encore formel cette année, vous le savez depuis jeudi: presque 2 milliards de plus que prévu pour la République, 2000 millions qu’on n’avait pas vu venir, un cinquième des recettes fiscales en bonus, tombé comme un gros lapin surprise avant Pâques.
Une fois de plus, «la conjoncture a dépassé les prévisions», rougit le percepteur. En particulier dans la finance, l’horlogerie ou le négoce, où tout se passe décidément très bien, il faut bien l’admettre. L’an passé, c’était 1,3 milliard, cette fois c’est encore plus, que voulez-vous… Tout ceci est très aléatoire, paraît-il.
Une fois de plus toujours, la nouvelle est ici accueillie comme un insolite. Les recettes magiques ou la première feuille du marronnier: même petit rituel printanier. Il fait beau, c’est bientôt l’heure d’été, tiens donc: nous sommes riches.
A vrai dire, Genève a toujours été riche. Fantastiquement riche. Objectivement surtout. Les fortunes les plus colossales s’y installent, s’y créent, s’y perpétuent, y meurent et s’y renouvellent depuis longtemps, je ne vous apprends rien. Nous devrions donc plus ou moins savoir à quoi nous attendre, chaque année à l’heure des comptes miraculeux.
C’est un peu par éducation que Genève refuse de s’habituer à ce flatteur et récurrent autoportrait financier. Sous le stratus, un vieux surmoi protestant rappelle normalement à qui fait trop le malin qu’ici on n’est pas riche comme ailleurs. A Genève, a longtemps suggéré l’étiquette, plus on a d’argent, moins on en parle. Et ne parlons pas de le montrer, au-delà des cercles autorisés.
Depuis quelques années pourtant, le stratus et le surmoi ont de la peine à lutter. Comme si l’argent n’avait plus envie de s’excuser. Ou ne pouvait simplement plus se cacher. Sur les quais, sur les pavés, en terrasse ou en double file, carrosserie carbone et jantes en diamant s’il le faut, l’argent se lâche et s’en donne à coeur joie.
Il flâne de bars lounges en concept stores, il dévalise les horlogers, il vrombit sous le capot, il revient tout juste de Dubaï, il est un peu jet-lagué, mais il est ici chez lui et n’a plus l’intention de se cacher. Après tout, c’est lui qui fait tourner la machine.
Libre à chacun de se réjouir ou de désespérer de cette opulence diversement partagée qui s’affiche désormais sans complexe à tous les coins de la ville. Mais dans un cas comme dans l’autre, la pudeur officielle commence à sonner faux, au printemps des bonnes surprises qui ne surprennent plus.
Cette année, pour être honnête, quelque chose a changé. De plus en plus difficilement étonnées par les comptes tonitruants de Genève la clinquante, les autorités se sont senties obligées de faire quelque chose. On les comprend. Allez hop, on s’encanaille un petit peu: le bus gratuit pour les jeunes et une baisse d’impôts pour les autres. Merci, c’est gentil.
Passé ce frisson généreux, la séquence pourrait nous suggérer de changer plus durablement de perspective. A tort ou à raison, Genève a choisi de miser sur le développement économique au grand galop, la compétitivité, l’attractivité érigée en vertu cardinale. Genève a eu le riche et l’argent du riche, pour le meilleur et pour le pire, et les deux ont pris leurs quartiers.
Autrement dit, ce n’est plus de conjoncture qu’il s’agit, ni de prévisions dépassées, mais d’un modèle d’affaires qui ronronne. Et qui aurait certainement davantage à offrir au débat public qu’un insolite de printemps.
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C’est un peu par éducation que Genève refuse de s’habituer à ce flatteur et récurrent autoportrait financier