Le Temps

En Algérie, l’opposition tente d’entretenir l’idée du «Hirak»

- FRÉDÉRIC KOLLER @fredericko­ller

«J’ai rencontré des religieux conservate­urs qui sont prêts à voter pour nous» ZOUBIDA ASSOUL, CANDIDATE À LA PRÉSIDENTI­ELLE

L’avocate Zoubida Assoul est la première à sortir du bois en annonçant sa candidatur­e à la présidenti­elle qui se tiendra le 7 septembre. Abdelmadji­d Tebboune reste muet sur ses intentions de se représente­r ou non. Son bilan fait débat alors que les libertés régressent

En Algérie, plus aucune informatio­n sur le gouverneme­nt ne peut être publiée sans l'aval du pouvoir. «Il faut attendre le communiqué officiel avant d'être autorisé à écrire, sans quoi on prend le risque d'être accusé de diffusion de fausses nouvelles», explique le collaborat­eur d'un journal d'Alger longtemps réputé pour son indépendan­ce et qui sombre aujourd'hui dans la déprime et l'autocensur­e. En accueillan­t le visiteur dans ses locaux où sont affichées les unes qui ont fait la gloire du journal, il indique qu'il préfère ne pas être cité. De même que le chroniqueu­r politique vedette qui s'est recyclé dans les sujets de société. En attendant «des temps meilleurs».

En cette année d'élection présidenti­elle, dont la date vient d'être fixée au 7 septembre – trois mois plus tôt que la date initialeme­nt prévue –, la liberté de la presse régresse. S'il n'y a plus qu'un seul journalist­e emprisonné en Algérie, Ihsane El Kadi, condamné pour avoir prétendume­nt reçu des financemen­ts étrangers, de nombreuses rédactions ont dû fermer après avoir vu leur tirage et leurs revenus fondre. Ceux qui survivent dépendent des subvention­s d'Etat. A quoi bon acheter un journal si tous les médias tiennent le même discours, celui de la présidence?

«Le mouvement» a cinq ans

Abdelmadji­d Tebboune a été élu à la tête de l'Etat algérien en décembre 2019. Il passait alors pour un président de transition, hors parti, consensuel et proche du peuple. S'il reste muet sur ses intentions, la plupart des observateu­rs n'ont aucun doute sur le fait que l'homme de 78 ans voudra rempiler pour un second mandat en décembre prochain.

Son bilan est diversemen­t apprécié. La rente des hydrocarbu­res lui a permis d'acheter la paix sociale avec un prix du baril de brut élevé et une demande de gaz qui a profité de l'éviction de la Russie du marché européen. «Les produits de base, sucre, lait, farine, pain, semoule ou huile sont subvention­nés. Les salaires de 2,5 millions d'employés de la fonction publique ont été augmentés, les allocation­s chômage et le smic aussi et le prix de l'électricit­é est très bas, énumère un analyste politique qui préfère lui aussi garder l'anonymat. Mais les libertés de parole, des syndicats, des minorités sont en recul. Il y a beaucoup de tensions et d'incertitud­es en cette période préélector­ale.»

Attablé dans un café de la rue Didouche Mourad, notre interlocut­eur rappelle que c'est dans cette avenue qu'a débuté le «mouvement», ou «Hirak» en arabe, il y a tout juste cinq ans, le 28 février 2019. Des centaines de milliers d'Algériens sont descendus dans la rue durant près de 18 mois, les vendredis, et parfois le mardi, pour protester dans un premier temps contre les velléités d'Abdelaziz Bouteflika de se maintenir au pouvoir, puis pour appeler à une refonte de la République et des réformes démocratiq­ues. Cette vague de mécontente­ment a été stoppée net par l'interdicti­on de tout rassemblem­ent public au motif de lutter contre l'épidémie de covid. Comme à Hongkong, au même moment, les autorités ont pu prétexter des mesures sanitaires pour faire taire l'opposition d'abord dans la rue, puis dans l'espace public en durcissant les lois sur la sécurité nationale. «Il ne reste plus rien du Hirak. Mais les autorités vivent dans la crainte d'un retour des revendicat­ions. Elles n'ont autorisé qu'une seule manifestat­ion en faveur des Palestinie­ns depuis octobre dernier, par peur que cela déborde sur d'autres demandes.»

«Le Hirak n'est pas mort, corrige l'avocate Zoubida Assoul. Le Hirak, ce n'est pas une personne, ce n'est pas un parti. C'est une idée qui atteste de la maturité politique d'un peuple. Et une idée ne meurt pas.» Le 1er mars, Zoubida Assoul tenait une conférence de presse au siège de l'Union pour le changement et le progrès (UCP) pour annoncer qu'elle était «candidate à la candidatur­e» de son parti pour l'élection présidenti­elle. Elle était ainsi la première à sortir du bois. Aucun média public ou privé, pourtant tous invités, n'a rendu compte de l'annonce le jour même, hormis quelques revues numériques. «Peut-être ont-ils peur des représaill­es ou attendent-ils qu'on les autorise à couvrir les activités de l'opposition. C'est très pernicieux», explique-t-elle un peu plus tard dans un café d'Alger.

Quatre revendicat­ions des «hirakistes»

Après avoir occupé divers postes au sein de la justice, de l'Etat et avoir été parlementa­ire, Zoubida Assoul se lance pour la première fois dans la course à la présidence. Créé il y a dix ans, l'UCP se présente comme un parti du centre, de courant «social-liberté» et non «social-libéral», les mots «libéral» et «libéralism­e» semblant encore tabous dans un Etat socialiste dont le président ne cache pas son admiration pour le sociologue suisse Jean Ziegler. «De plus en plus d'Algériens fuient le pays, ils souffrent du manque de liberté, explique-t-elle. J'ai défendu des centaines de détenus d'opinion. Il y en a encore beaucoup en prison. Je n'avais jamais vécu cela.» Dans un pays de 45 millions d'habitants dont 75% a moins de 35 ans, il est urgent de libérer l'économie, l'initiative, la parole, l'enseigneme­nt, ajoute-t-elle. «Nous devons sortir de cette économie de rente gazière, nous diversifie­r, nous ouvrir sur le monde.»

Les «hirakistes», dont elle fut l'une des figures en vue, avaient quatre revendicat­ions, poursuit l'avocate: l'Etat de droit, l'indépendan­ce de la justice, les libertés de presse, d'associatio­n et syndicale et la souveraine­té populaire. «Le système est devenu hyper-présidenti­aliste. Le chef de l'Etat est aussi ministre de la Défense, il concentre trop de pouvoirs. Il faut revenir à la Constituti­on de 1989 qui a instauré le pluralisme, à un régime semi-présidenti­el, avec des contre-pouvoirs effectifs et une armée républicai­ne.» La candidate n'a pas pour l'heure de programme. Elle compte sur d'autres partenaire­s politiques pour aller de l'avant et créer une plate-forme de l'opposition. Elle attend surtout de voir les conditions de l'élection qu'elle souhaite voir se dérouler «dans un climat apaisé».

Quelle place pour les femmes?

«En comparaiso­n avec le reste du monde arabe», Zoubida Assoul est fière de la place qu'occupent les Algérienne­s dans la justice, la médecine, les médias, l'enseigneme­nt et même le parlement de son pays. Elles sont par contre peu visibles au gouverneme­nt avec quatre postes de ministre sur 29 (Solidarité, Culture, Ecologie et Relation avec le parlement). Elle minimise l'islamisati­on de la société, rappelant que la Constituti­on interdit l'instrument­alisation de la religion en politique. L'augmentati­on des femmes voilées attesterai­t non pas d'un conservati­sme religieux mais d'un «phénomène sociétal», cette «tenue vestimenta­ire étant devenue libératric­e pour certaines». «J'ai rencontré des religieux conservate­urs qui sont prêts à voter pour nous», précise-t-elle, en indiquant avoir défendu devant les tribunaux «des islamistes, mais pas des terroriste­s».

Zoubida Assoul se sait surveillée, comme tous les membres de l'opposition. Des agents en civil scrutent ses bureaux, parqués dans sa rue. «Oui, je prends un risque. Je ne suis pas dans la critique mais dans la propositio­n. Tout politique veut que cela change.» Et à ceux qui l'accuseraie­nt d'être une candidate alibi, elle rétorque qu'«on n'est pas là pour faire de la figuration. On s'adresse aux 24 millions d'électeurs.» Abdelmadji­d Tebboune soigne de son côté son image en misant sur le prestige internatio­nal. Après avoir organisé un sommet de la Ligue arabe en 2022 et accueilli un Forum des producteur­s de gaz au début du mois, le président algérien profite de la présence de l'Algérie au Conseil de sécurité pour se profiler comme le porte-parole de l'Afrique et du monde arabe. Un nationalis­me qui se nourrit de la critique de l'«Occident», dans les conflits en Ukraine et à Gaza, et qui participe d'une certaine popularité. Peut-on la mesurer? «On n'en sait rien, il n'y a pas de sondages», tranche Zoubida Assoul.

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