«Gaza découvre la malnutrition aiguë»
Se nourrir est devenu un combat quotidien pour les Gazaouis. Au nord, où 300 000 personnes sont restées, beaucoup n’ont pas accès à l’aide qui arrive au compte-goutte. Sans mesures urgentes, la région basculera dans la famine d’ici à fin mai, avertit l’ONU
Mohammed Hafez El Sharif n’a jamais quitté le nord de la bande de Gaza depuis le début de la guerre. Avec sa femme et ses trois enfants, ils ont vu leur maison bombardée et survivent au jour le jour entre Jabalia et Gaza-City. Se nourrir est un combat quotidien. «La situation est tragique. Sur les marchés et dans les boutiques, il n’y a quasiment rien. Un peu de sauce tomate et du riz. La farine, elle, quand il y en a, coûte 50 dollars le kilo désormais.»
Le père de famille ne fait qu’un seul repas par jour avec ses enfants. «Depuis des semaines, on mange l’orge et le maïs destinés au bétail, en vente à la sauvette. On fait une sorte de mélange avec les herbes sauvages que l’on ramasse, la sauce tomate et le riz. Les enfants souffrent de malnutrition, d’anémie, de gastroentérite. Nous sommes tous très faibles», confie Mohammed, désespéré.
Quant à l’aide humanitaire, comme beaucoup des 300 000 Gazaouis restés dans le nord de l’enclave, il n’en a pas vu la couleur. «Je n’ai jamais reçu d’aide, car je ne veux pas prendre de risques en allant la récupérer auprès des camions qui arrivent du sud de la bande de Gaza», explique le père de famille, en référence aux incidents qui ont provoqué la mort de dizaines de Gazaouis, lors de distributions d’aide qui ont tourné au carnage, il y a quelques semaines. Quant à celle parachutée par les airs, il évoque une «méthode inhumaine».
«Ça a conduit au chaos! Cette aide est parfois tombée directement sur les gens, causant de nombreux morts», se désolet-il, en en appelant «aux autorités compétentes, pour mettre fin à cette famine».
Des soignants démunis
Selon le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), organe de l’ONU chargé d’évaluer les risques de famine à travers le monde, plus de 1,1 million de Gazaouis – soit la moitié de la population – sont gravement sous-alimentés. L’IPC définit la famine comme «un état de privation alimentaire extrême» ou lorsque «des niveaux d’inanition, de décès, de dénuement et de malnutrition aiguë critiques sont manifestes ou risquent de le devenir».
Guillemette Thomas, coordinatrice médicale pour Médecins sans frontières en Palestine, constate une situation extrêmement critique: «A l’Hôpital Kamal dans le nord de la bande de Gaza, le personnel de MSF a rapporté une trentaine de décès, majoritairement des enfants, liés directement à la malnutrition et à ses complications.
La malnutrition entraîne une baisse des défenses immunitaires; les enfants qui n’ont pas de réserves ne peuvent plus lutter.
Résultat, la moindre infection respiratoire ou digestive devient critique, et le taux de mortalité extrêmement important.»
Explosion des prix depuis le ramadan
La travailleuse humanitaire insiste sur une situation d’autant plus grave qu’avant la guerre «Gaza ne connaissait pas la malnutrition aiguë». Seul 1% de la population en souffrait. «C’est une prise en charge très particulière: les soignants ne sont pas formés à ça, et il n’y a pas de lait thérapeutique ou d’autres produits qui servent à pallier la malnutrition dans les zones où elle sévit d’ordinaire. Les soignants sont vraiment démunis», détaille Guillemette Thomas. Si le nord de la bande de Gaza connaît la situation la plus extrême, le sud fait face à une situation également critique. L’aide alimentaire est plus facilement accessible à la population, car elle entre via le passage de Rafah, à la frontière sud de l’enclave avec l’Egypte. Mais elle reste largement sous-dimensionnée.
Avant la guerre, 500 camions entraient chaque jour à Gaza. Aujourd’hui, il y en a entre 100 et 150. «Dans le sud et au centre aussi, on observe de nombreux cas de malnutrition modérée et sévère», ajoute Guillemette Thomas.
Mais malgré la disponibilité relative des denrées alimentaires, la coordinatrice médicale de MSF pour la Palestine souligne que l’inflation galopante des prix empêche largement la population de s’approvisionner en nourriture. Asma Abu Syam est réfugiée à Rafah, chez l’une de ses soeurs. Originaire de Khan Younès, elle témoigne de cette explosion des prix, tout particulièrement depuis le début du ramadan. «On peut à peine s’acheter de quoi manger! Par exemple, avant la guerre, les 3 kg de mloukhyia [une plante utilisée pour faire une soupe palestinienne typique, ndlr] coûtaient 10 shekels. Mais aujourd’hui, c’est 35 shekels le kilo! Chez moi, on est trois familles, et on a besoin de 3 ou 4 kg de mloukhyia pour faire une soupe. A 100 shekels [environ 25 francs, ndlr], c’est impossible. Ça crée beaucoup de problèmes entre les familles… », témoigne la jeune femme.
«Les enfants souffrent d’anémie, de gastroentérite. Nous sommes tous très faibles» MOHAMMED HAFEZ EL SHARIF, PÈRE DE FAMILLE GAZAOUI
Des carences sur le long terme
Résultat, dans le sud également, les gens se contentent de boîtes de conserve, et des rares aliments encore abordables. Ce qui engendre des problèmes à long terme selon Guillemette Thomas: «Il y a aussi la question de la qualité de la nourriture. On ne fait pas grandir un enfant en lui faisant manger du pain et des conserves. Cela fait cinq mois et demi que la guerre est en cours. Et la privation de vitamines et micronutriments, qu’on trouve habituellement dans les fruits et légumes qui manquent depuis tout ce temps, aura des conséquences sur le long terme. Avec des retards de croissance pour les bébés des femmes enceintes, également pour les enfants en bas âge. Même la population adulte sera carencée de façon durable», analyse la coordinatrice médicale.
Face à cette situation, l’ONU et les ONG appellent unanimement à un cessez-le-feu humanitaire immédiat. Le Haut-Commissariat des droits de l’homme estime que cette «situation de faim et de famine est le résultat des restrictions étendues imposées par Israël à l’entrée et à la distribution de l’aide humanitaire et des biens commerciaux, du déplacement de la majeure partie de la population, ainsi que de la destruction d’infrastructures civiles cruciales», et qu’il pourrait s’agir «d’un crime de guerre». Israël assure de son côté «faire tout ce qui est en son pouvoir pour inonder Gaza d’aide, y compris par voie terrestre, aérienne et maritime». ■