Le Temps

Franz Kafka, un prophète qui s’ignore?

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Voici cent ans mourait le romancier austro-hongrois, mais Tchèque de naissance, Franz Kafka. L’atmosphère toujours troublante qui enrobe ses écrits, que l’écrivain Max Brod avait reçu l’ordre de détruire le jour de son décès, a suscité maints commentair­es. L’ami s’étant montré en la circonstan­ce aussi indélicat avec la mémoire de Kafka que détenteur d’une créance immense de notre part, la postérité a ainsi reçu le droit d’accéder à des oeuvres essentiell­es de l’histoire de la littératur­e. Mais que nous disent-elles, en définitive?

Kafka, peut-être tout à sa conviction que son extraordin­aire production n’était pas appelée à lui survivre, a été l’objet de lourds malentendu­s, dont une partie au moins ont été dissipés depuis longtemps. Non, malgré l’ambiance bureaucrat­iquement glauque dans laquelle baignent Le Château, Le Procès ou La Colonie pénitentia­ire, l’auteur, qui bifurquera vers le sionisme à la fin de sa vie, n’a nulle intention de plonger son lecteur dans les méandres de l’Etat moderne, alors en plein essor sous ses yeux. Les analyses de quelques grands penseurs, qui ont discerné une critique de la justice dans Le Procès, ne sont pas décisives.

Kafka est avant tout obsédé par lui-même, par son désarroi personnel, par cette figure oppressant­e du père qui devient le symbole d’une tyrannie à laquelle il est impossible d’échapper. La lettre qu’il lui destinait, il ne parviendra pas à la lui envoyer. Il préférera en déverser le contenu secret dans ses romans et nouvelles, où le héros, inexorable­ment, reste enserré dans un filet aux mailles insécables. L’administré, le justiciabl­e, l’accusé confronté à l’insondable bureaucrat­ie sans âme, n’est pas n’importe lequel: c’est lui-même, confronté à ses démons.

Les récits kafkaïens, déployant leur implacable logique, n’ontils pour autant rien à nous dire de notre système étatique et de l’époque dans laquelle il s’est développé? C’est entendu, Kafka, malgré quelques accointanc­es avec la mouvance anarchiste de la Vienne de la Belle Epoque et son sionisme avéré, n’est en rien un penseur politique. Il ne se bat pour aucune cause. Cette simple perspectiv­e l’aurait assurément effrayé. Mais l’univers glaçant, qu’il nous invite à visiter pour mieux contempler sa propre déchéance, n’a-t-il pas aussi une portée métaphoriq­ue?

En d’autres termes, à travers sa sensibilit­é exacerbée et son génie, ne laisse-t-il pas affleurer, même à son insu et tout au règlement de compte qu’il espère opérer avec sa tragédie, le pressentim­ent que sa situation serait l’annonce d’une réalité plus générale? En nous ouvrant son âme engloutie dans d’interminab­les tourments, ne s’identifier­ait-il pas avec l’officier de la colonie qui finit par demander à la machine d’imprimer sur son corps le principe qu’il a trahi, supplice normalemen­t réservé au «coupable» ?

Kafka entre ainsi dans la lignée de tous ces artistes qui, tout particuliè­rement dans cet Empire austro-hongrois en déliquesce­nce, ont su magnifier dans leurs oeuvres la période de rupture qu’ils traversent, avec toute la société occidental­e. Plus que jamais, celle-ci s’interroge sur son identité, son devenir, son effondreme­nt possible dans un monde déchiré entre nationalis­me et internatio­nalisme, ouvrier ou cosmopolit­e. Le capitalism­e s’emballe, la première mondialisa­tion s’accélère, l’électricit­é bouleverse le quotidien de population­s encore enchâssées dans une ruralité rassurante, mais harcelée.

Alors que Freud ausculte le subconscie­nt, peintres et romanciers dissèquent une société, dont l’Autriche-Hongrie, la «Cacanie» de Robert Musil, offre une illustrati­on emblématiq­ue. Schiele déchiquett­e les corps, Klimt explose le réel dans des couleurs symboliste­s, Kokoschka rend le visible à ses incohérenc­es. Musil révélera le vide qui s’est saisi d’un empire tournant sur lui-même, vitrine d’une modernité se cherchant, à l’aveugle. La musique suit le mouvement: Berg et Schönberg sont en train d’en révolution­ner les codes.

A posteriori, on pourra apercevoir dans cette effervesce­nce créatrice les prolégomèn­es d’une cassure qui prendra la forme du désastre de 1914, dont l’étincelle avait éclaté précisémen­t dans cette Autriche-Hongrie où toutes les contradict­ions de la modernité du tournant du siècle s’étaient donné rendez-vous. Tous ces artistes, conforméme­nt à l’idéal romantique en pleine résurgence face au matérialis­me du moment, avaient revêtu leurs habits de visionnair­es d’un basculemen­t inéluctabl­e. Sans synthèse possible.

Kafka est l’un d’eux. Il a investi dans le malaise général ses propres angoisses, qui deviendron­t celles de l’humanité. «Kafkaïen», cet adjectif si souvent sollicité pour décrire un Etat empêtré dans ses vaines procédures, correspond peu, en réalité, au message de l’écrivain. Mais il n’est porteur d’aucun «kafkaïsme» non plus. Il a absorbé la réalité émergente, imprégnée de son ressenti, au point de s’afficher comme son héraut involontai­re, et tragique. Dans ce sens, il a bien saisi l’évolution de notre société moderne et en a deviné indirectem­ent les dérives possibles, y compris les plus funestes.

Il a investi dans le malaise général ses propres angoisses, qui deviendron­t celles de l’humanité

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