Un volet crucial de l’affaire 1MDB près de se jouer à Bellinzone
Le 2 avril va s’ouvrir le procès d’un immense détournement au détriment de la Malaisie. Le principal dossier suisse, relatif à deux associés Genevois, porte sur 1,83 milliard de dollars. Enjeux de cette procédure hors norme
En 2013, l’épouse du premier ministre malaisien Najib Razak estimait que chaque enfant de son pays devait voir Le loup de Wall Street, le film de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio. Elle lui attribuait des vertus pédagogiques en ce qu’il sensibilise aux dérives de la cupidité et de l’immoralité. Elle omettait toutefois de préciser que la société productrice du film était financée par son fils. Et que celui-ci était un intime de Jho Low, le flamboyant homme de confiance du premier ministre, qui dilapidait l’argent soustrait à son pays dans des clubs huppés et sur des yachts à Las Vegas, New York ou Saint-Tropez.
Cet argent provenait de 1Malaysia Development Berhad (1MDB), le fonds souverain de l’Etat asiatique: au moins 4,5 milliards de dollars ont été détournés. C’est «le plus grand cas de kleptocratie à ce jour», d’après la justice américaine. Surnommé «la baleine» en raison de ses frasques dans les milieux de la jet-set, Jho Low est en fuite. L’ancien premier ministre a été condamné à 12 ans de prison dans son pays (sentence qui vient d’être réduite de moitié). Il est à ce stade le seul individu purgeant une peine à la suite de ce gigantesque pillage. Plusieurs banques, comme Goldman Sachs, sont passées à l’amende, voire ont été dissoutes, comme BSI en Suisse. En fait, la liste est si longue qu’il serait sans doute plus simple de nommer celles qui n’ont pas été impliquées de près ou de loin.
Acquittements plaidés
Dès le 2 avril, durant un procès agendé sur quatre semaines, s’ouvre le principal volet helvétique à Bellinzone. Le Tribunal pénal fédéral est appelé à juger deux prévenus: Tarek Obaid, 49 ans, et Patrick Mahony, 46 ans. Ils sont présumés innocents des reproches que le Ministère public de la Confédération a synthétisés, si l’on ose dire, dans les 213 pages de l’acte d’accusation. C’est le résultat de six ans d’enquête et de l’entraide judiciaire obtenue de sept pays.
Le parquet fédéral impute aux deux associés, actifs au sein de la société genevoise Petrosaudi, six infractions: la gestion déloyale, l’escroquerie, la corruption active, le faux dans les titres, le blanchiment d’argent aggravé et la gestion déloyale des intérêts publics. Ils auraient ainsi détourné 1,83 milliard de dollars de 1MDB. L’essentiel des faits se sont produits entre 2009 et 2011, à l’exception du blanchiment allégué qui s’est poursuivi jusqu’au moment où le scandale a éclaté, en 2015.
Tarek Obaid plaidera l’acquittement, indiquent ses défenseurs, Mes Myriam Fehr-Alaoui et Daniel Zappelli. Ce sera aussi le cas de Patrick Mahony, dont les avocats, Mes Maurice Harari et Laurent Baeriswyl, fustigent cet «acte d’accusation prolixe», y voyant «l’aboutissement d’une instruction totalement orientée et incomplète». Le MPC aurait ainsi «ignoré tous les faits qui ne correspondaient pas à sa thèse, contrairement à ce qu’exige la loi».
L’accusation calcule que Jho Low se serait indûment enrichi de près de 800 millions de dollars, tandis que Tarek Obaid et Petrosaudi auraient empoché 570 millions, Patrick Mahony se limitant à 37 millions. En parcourant les pages, on mesure la dimension fastidieuse de la poursuite pénale, au point d’en avoir le tournis. Pour retracer l’usage des fonds présumés illicites, la procédure recense des centaines de virements entre des dizaines de sociétés, avocats et banques.
Selon les procureures Alice de Chambrier et Muriel Jarp, l’essentiel a alimenté des investissements et le «train de vie personnel» de ces trois protagonistes: plusieurs immeubles, acquis par le biais de notaires qui ne semblent pas s’être posé beaucoup de questions; un hôtel aux Etats-Unis; la location de superyachts; l’achat d’un diamant à 11,2 millions de francs. On trouve même des investissements dans des écoles privées, en Suisse et au Royaume-Uni.
Une rencontre à bord d’un yacht
Partie plaignante, 1MDB espère récupérer les quelque 240 millions de francs bloqués en Suisse, dont 20% sous forme de biens immobiliers, notamment à Genève et dans le canton de Berne. Ses avocats, Mes Lezgin Polater et Guillaume Tattevin, réservent leurs propos pour les juges.
Si les banques n’ont pas bronché face aux milliards de dollars brassés, les premiers articles de presse sont publiés en Malaisie dans The Sarawak Report en février 2015. Ce site, animé par la journaliste britannique Clare Rewcastle Brown, obtient une vaste quantité de données d’un lanceur d’alerte. Parti fâché de Petrosaudi, le Genevois Xavier Justo paiera son geste d’un long séjour en prison en Thaïlande; il reste poursuivi par la justice suisse pour espionnage économique, alors qu’il a été célébré en héros en Malaisie.
Tout commence en août 2009 à bord du yacht Alfa-Nero, qui mouille au large de Cannes. Jho Low y organise une rencontre entre son premier ministre et le prince Turki, fils du roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui s’est associé à Tarek Obaid pour créer Petrosaudi. Selon l’accusation, cette rencontre est le point de départ d’une «tromperie astucieuse» qui fonde la première escroquerie: on fait croire que le partenariat envisagé, soit une coentreprise qui doit profiter aux deux parties, concrétiserait la volonté du monarque, qu’il s’agit d’une «transaction entre Etats» alors qu’il n’en est rien.
Pour amener 1MDB à injecter des centaines de millions de dollars dans un partenariat, il faut aussi que Petrosaudi paraisse solide. Or la firme genevoise ne détient pratiquement rien, selon l’acte d’accusation. Il y a bien cette option prise sur un champ pétrolier au Turkménistan, mais les droits appartiennent à une société canadienne. De plus, ce secteur de la mer Caspienne est inexploitable en raison d’une dispute territoriale avec l’Azerbaïdjan. Néanmoins, un banquier d’affaires évalue en quatre jours ce champ à plus de 2 milliards de dollars; il constitue l’apport «en nature» et la garantie principale de Petrosaudi dans la coentreprise. Pour présenter l’affaire au conseil de 1MDB, on aurait pris soin de montrer «beaucoup de photos et de description des actifs» en écartant les questions économiques et transfrontalières.
Le parquet fédéral impute aux deux associés, actifs au sein de la société genevoise Petrosaudi, six infractions
Un scénario qui se répète
Ce qui frappe aussi, c’est le rythme. A peine un mois après l’entrevue sur le yacht, l’affaire est conclue et 1MDB injecte un milliard de dollars dans ce partenariat. Aussitôt, indique l’acte d’accusation, la destination des fonds est modifiée au profit de Jho Low et de Petrosaudi; les filiales suisses des banques JPMorgan Chase et RBS Coutts s’exécutent. Les membres du conseil de 1MDB n’ont reçu qu’une «histoire fallacieuse» et partielle pour prendre une décision en quelques jours. Lorsqu’ils comprennent ce qui se trame, deux d’entre eux démissionnent.
Ce scénario se répète par deux fois, avec l’Arabie saoudite en toile de fond. D’abord, il s’agit de prendre une participation dans le groupe français GDF Suez. Ensuite, c’est pour un forage pétrolier; on recourt encore à l’intermédiation du prince Turki qui insiste, dans une lettre, sur cette relation «de gouvernement à gouvernement». De son côté, Tarek Obaid rappelle à Kuala Lumpur que le roi a augmenté le quota de Malaisiens pouvant faire un pèlerinage à la Mecque. A noter que le prince Turki serait emprisonné dans son pays.
Voilà donc ce qui occupera le tribunal en avril. Et en matière de sensibilisation à la cupidité et à l’immoralité, le procès vaudra bien un film hollywoodien.
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