Et si on allait en train sur le Cervin?
22 août 1890, un courrier parvient au Conseil fédéral. Aujourd’hui, son contenu ferait sensation. A l’époque, il suscite une indifférence polie. L’enveloppe contient une demande de concession. De l’imprimeur Leo Heer-Bétrix et l’ingénieur Xaver Imfeld. Les deux entrepreneurs ont pour ambition de faire construire un chemin de fer qui mène en haut du… Cervin! L’idée semble folle et hautement symbolique. Et pourtant, dans les faits, la nouvelle ne provoque que peu de réactions. Le Conseil fédéral donne son aval. Quand l’objet passe au parlement, tant au Conseil national qu’au Conseil des Etats, il est adoubé sans même faire l’objet d’une discussion.
Il faut dire que l’idée correspond à son époque. Une véritable fièvre des chemins de fer de montagne existe alors en Suisse. Le tourisme est en plein essor. Dans la concession, les promoteurs précisent que le trajet aller-retour coûtera environ 60 francs de Zermatt au sommet. Si elle paraît modeste, cette somme est alors importante et représenterait de nos jours 750 francs. Alors qu’elle était dans un premier temps en retard en termes d’infrastructures ferroviaires, la Suisse intéresse et impressionne à l’étranger avec ses projets de chemins de fer de montagne, qui incarnent le triomphe de la technique sur la nature. La demande de concession pour gravir le Cervin suit d’un an la concession accordée au projet de chemin de fer de la Jungfrau. Notre audace est louée, et parfois comparée de façon superlative à de grands projets comme celui de la tour Eiffel.
Toutefois, si dans un premier temps le projet ne rencontre que peu de scepticisme, cet état de grâce ne durera pas. Entre la mort inattendue de Leo Heer-Bétrix, les problèmes rencontrés lors des travaux et une résistance locale qui s’organise, le projet finit par s’enliser. Contrairement à celui de la Jungfrau, dont la demande de construction au Conseil fédéral est appuyée par les 17 autorités communales de la région, celui du Cervin a sous-estimé l’importance d’un lobbying efficace. Le front d’opposition s’observe d’abord à l’échelle locale, puis nationale. En 1906, lorsqu’une version mise à jour du projet est déposée, la contestation est frontale: Patrimoine suisse et le Club alpin suisse réunissent leurs forces. Et ce sont 68 356 signatures qui accompagnent un courrier courroucé transmis au Conseil fédéral. Pour mieux saisir le contexte, il s’agit alors de la plus grande et de la plus spectaculaire récolte de signatures de la Suisse moderne. Les arguments des opposants sont finalement les mêmes que ceux qu’on peut entendre aujourd’hui face à tout nouveau projet d’envergure. «Le Cervin est sacré» et tout projet de le dompter en train serait «une atteinte au patrimoine collectif du pays». Une sorte d’attentat capitaliste. La résistance finira par avoir raison du projet. Seule la montée vers le Gornergrat est finalement réalisée, et permet de contempler de loin le Cervin.
De nos jours, ces oppositions sont devenues un syndrome, celui du «Not in my backyard» («NIMBY»), qui signifie «pas dans mon arrière-cour» ou «pas dans mon jardin». Il est observable lors de chaque projet d’envergure ou lié à un progrès technique, qui profiterait au plus grand nombre, mais réunit une opposition minoritaire farouche. Au vu des oppositions qui se multiplient et ralentissent presque automatiquement tout projet ambitieux, il est même permis d’affirmer qu’en Suisse l’acronyme se rapproche aujourd’hui davantage du «Not», peu importe que le projet se trouve ou non dans notre «backyard». De l’étranger, on pense sans doute que le sport national suisse est le ski, ou la lutte pour les plus connaisseurs, alors qu’en vérité, c’est le «neinsager-isme». Comme si, et c’est un paradoxe, l’opposition était devenue majoritaire.
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