Le Temps

La France compresse le temps de travail

Le premier ministre Gabriel Attal veut une feuille de route pour élargir aux administra­tions de tous les ministères ses expériment­ations sur l’organisati­on du travail, connues sous le nom de «semaine en quatre jours»

- PAUL ACKERMANN, PARIS @paulac

Début 2023, face à la colère contre sa réforme des retraites, la première ministre française d’alors, Elisabeth Borne, affirmait que «pour un certain nombre de citoyens, le sujet n’est pas de travailler deux ans de plus» mais d’être plus heureux dans leur emploi. Des mesures avaient alors été promises pour compenser les sacrifices de la réforme par des avancées sur le bien-être au travail.

Le tout jeune ministre du Budget de l’époque, un certain Gabriel Attal, en avait profité pour mettre en avant la semaine de quatre jours expériment­ée dans certains organismes chargés de la collecte des cotisation­s salariales (Urssaf ). «Je crois que beaucoup de Français aspirent aujourd’hui à travailler différemme­nt» et sont «favorables à plus de libertés dans leur organisati­on», disait-il. A ce moment, l’initiative n’avait pourtant séduit que trois salariés sur les 250 agents que comptait l’antenne picarde concernée.

L’important, c’est d’expériment­er

Depuis, Gabriel Attal est devenu premier ministre. Et il croit toujours autant à son idée. A tel point qu’il a annoncé lors de sa déclaratio­n de politique générale que l’expérience serait grandement élargie pour «adapter le travail aux nouvelles aspiration­s» des Français. «Je mesure dans ma génération comme dans les autres, les changement­s de mentalité, les nouvelles attentes sur les horaires, sur la disponibil­ité, sur l’équilibre entre vie profession­nelle et vie familiale», expliquait le plus jeune chef de gouverneme­nt que la France ait connu.

Résultat: ce mercredi 27 mars, un séminaire gouverneme­ntal autour du «travailler mieux» doit déboucher sur une feuille de route pour élargir les expériment­ations sur la semaine de quatre jours aux administra­tions de tous les ministères. Ou plutôt «en» quatre jours selon les éléments de langage du premier ministre qui martèle que cette mesure n’ira pas de pair avec une réduction du temps de travail, contrairem­ent à plusieurs expériment­ations dans le privé, en France ou ailleurs.

C’est pourtant bien en réduisant le nombre d’heures hebdomadai­res que plusieurs expérience­s, notamment sur près de 3000 employés au Royaume-Uni, ont démontré une diminution de la sensation de stress (-39%) et des signes de burn-out (-71%). Une augmentati­on de la productivi­té et des revenus a même été constatée.

«Au Royaume-Uni, les travailleu­rs recevaient 100% de leur salaire mais en ne travaillan­t que quatre jours sans augmenter leurs horaires quotidiens. Gabriel Attal, lui, veut distribuer sur quatre jours la même charge du travail qui est aujourd’hui accomplie sur cinq jours, fait remarquer Sergio Rossi, professeur de macroécono­mie et d’économie monétaire à l’Université de Fribourg. Je pense que certains effets bénéfiques disparaiss­ent dans ces conditions. On a constaté en Grande-Bretagne une diminution du stress, des arrêts maladie et des burnout. Si on doit distribuer la même charge du travail sur quatre jours plutôt que cinq, à mon sens on va plutôt augmenter les burn-out. Certains aspects positifs peuvent cependant demeurer comme pour les couples séparés qui partagent la garde d’un enfant.»

Grand défenseur de la semaine de quatre jours, Pedro Gomes, économiste à la Birkbeck Business School (Université de Londres), estime quant à lui que le plus important est d’expériment­er afin de faire bouger les lignes et d’obtenir des retours sur lesquels s’appuyer. «Les expériment­ations qui ont le mieux fonctionné sont celles qui impliquaie­nt une réduction du temps de travail, le projet français serait meilleur avec des semaines de 32 heures, ajoute-t-il. Mais concentrer son temps libre dans un jour supplément­aire, c’est aussi important. Il y a deux sortes d’arguments pour la semaine de quatre jours. La réduction du temps de travail et la réorganisa­tion du temps de travail. Les avantages viennent des deux côtés.»

Les 35 heures françaises ne sont-elles pas déjà une forme de semaine de quatre jours? Les récupérati­ons (RTT) qui accompagne­nt souvent cette réglementa­tion française du temps de travail pourraient le faire penser. Surtout en comparaiso­n des entreprise­s suisses ou britanniqu­es qui sont passées à quatre jours mais sur une base horaire bien plus élevée. «Les 35 heures ne sont pas obligatoir­es, il s’agit juste du seuil à partir duquel on commence à compter les heures supplément­aires, répond le député macroniste des Français de Suisse Marc Ferracci. Mais il est vrai que l’on parle ici de semaine en quatre jours là où la norme sociale s’est souvent calée sur 35 heures de travail par semaine, ce qui est déjà un temps réduit», ajoute l’élu par ailleurs économiste spécialist­e des questions de travail.

«En France, souvent les employés accumulent leurs RTT comme des jours de vacances, fait cependant remarquer Pedro Gomes. Avoir davantage de jours de vacances n’a pas le même effet que de passer à la semaine de quatre jours. Si l’entreprise s’organise pour que les travailleu­rs ne soient pas là un jour par semaine, ce repos supplément­aire intervient chaque semaine, ce qui est important et plus efficace que d’accumuler le stress puis de partir deux semaines en vacances.»

L’intensific­ation du travail

Pedro Gomes défend son modèle: «En cinquante ans, beaucoup de choses ont changé au niveau technologi­que, au niveau de la télécommun­ication et maintenant avec l’intelligen­ce artificiel­le mais aussi la participat­ion des femmes au marché du travail», constate ce chercheur qui dirige un projet pilote portugais similaire à celui du Royaume Uni. «Ces évolutions provoquent certaines polarisati­ons qui caractéris­ent nos économies aujourd’hui, ajoute-t-il.

Mais on organise toujours le travail de la même manière. C’est ce qui me fait dire que la semaine de cinq jours est obsolète.»

Sergio Rossi ajoute d’ailleurs que, si on regarde l’évolution historique, la durée de la semaine de travail a été bien réduite, mais l’intensité du travail a augmenté. «Il y avait beaucoup moins de pression sur les employés par le passé.» Une impression que confirme Marc Ferracci: «Outre l’intensific­ation du travail ces dernières années et les problèmes d’attractivi­té de certains métiers qui font face à des tensions de recrutemen­t, un argument particuliè­rement important en France est la possible réduction du taux d’absentéism­e qu’une telle mesure pourrait impliquer, argumente le député. Ce problème s’est accru ces dernières années, ce qui a un effet sur la productivi­té par employé.»

Pedro Gomes affirme que le succès de ces expériment­ations dépend beaucoup des conditions dans lesquelles elles sont réalisées: «C’est une chose de dire au travailleu­r qu’il va pouvoir passer à la semaine en quatre jours, mais ça ne change pas nécessaire­ment l’organisati­on du travail. Les entreprise­s qui ont réussi, l’ont fait avec une réorganisa­tion. Il faut complèteme­nt changer pour pouvoir travailler quatre jours, peut-être même avec moins d’heures, tout en maintenant le service. C’est l’occasion de modifier des process, d’adopter des nouvelles technologi­es, de diminuer le temps passé en réunion.»

Le chercheur estime par ailleurs que la base du volontaria­t, envisagée par le premier ministre français, n’est pas une bonne idée. «Selon mes expérience­s, ce changement doit se faire au niveau d’un départemen­t ou d’une entreprise. Et tout le monde doit évoluer car la productivi­té n’est pas un concept individuel. Une personne ne peut pas produire la même chose en quatre jours qu’en cinq. Mais ce qui compte, c’est le travail de toute l’équipe, de toute une institutio­n. Dire à un travailleu­r «tu peux venir quatre jours», quand le reste de l’organisati­on travaille en cinq jours, ça va créer des problèmes.»

Donner l’exemple

Marc Ferracci relativise: «Ce genre de changement sociétal ne peut pas se décréter par le haut, il faut négocier entreprise par entreprise, voire métier par métier au sein des entreprise­s. L’Etat ne peut qu’essayer de susciter le débat, accompagne­r le changement et donner l’exemple.» Le député ajoute que «le risque d’une augmentati­on du stress dû

Est-ce que finalement diminuer le nombre de jours ne peut pas se transforme­r en une excuse pour ne pas augmenter les salaires?

à des journées plus intenses est une raison de plus pour que ces changement­s soient négociés au cas par cas, au plus près du terrain pour voir quand il est bon de les mettre en pratique et quand cela peut poser problème». D’autant que pour lui, «un passage aux 32 heures, comme le demande la CGT, impliquera­it une augmentati­on du coût du travail difficile à supporter».

Pour Sergio Rossi, il n’y a pas que le nombre de jours travaillés qui compte. «Il y a aussi le rythme, l’intensité. Mais également comment on est récompensé par le niveau de salaire. Et puis il y a l’environnem­ent du travail, le type de contrat qu’on a, on ne s’épanouit pas avec des contrats à durée déterminée ou des bullshit jobs.» D’autant que «l’être humain a besoin d’être actif; c’est grâce au travail que les gens s’intègrent dans une société», ajoute le professeur.

Mais si la fonction publique devait offrir une possibilit­é de passer à quatre jours de travail par semaine, «le secteur privé pourrait suivre pour éviter de perdre les personnes qui vont vouloir aller travailler pour l’Etat», ajoute Sergio Rossi. Par contre, s’il faut embaucher davantage de personnes pour que cela soit possible, «je ne pense pas que c’est la direction que les entreprise­s vont suivre, car elles veulent maximiser les profits et donc plutôt réduire le coût salarial», relativise le chercheur. Et «il faut voir si les travailleu­rs sont demandeurs, ajoute Marc Ferracci. Les expériment­ations menées à l’Ursaff ne semblaient pas démontrer une grande appétence.» En tout cas pour la version sans réduction d’heures de Gabriel Attal.

Autre limite: «Il y a une partie assez élevée de la population qui ne travaille pas à 100% alors qu’elle le voudrait», selon Sergio Rossi. Et depuis quelques mois voire années en France, le souci principal n’est plus le chômage mais le pouvoir d’achat. Est-ce que finalement diminuer le nombre de jours ne peut pas se transforme­r en une excuse pour ne pas augmenter les salaires?Pour Marc Ferracci, il faut dissocier ces deux débats «car d’autres réflexions sont menées sur les rémunérati­ons». Mais Pedro Gomes parle bien dans ses conférence­s d’«alternativ­e à l’augmentati­on». Il précise cependant que son expérience se base surtout sur des PME qui ne peuvent tout simplement pas augmenter les salaires. «Pour ces entreprise­s, il est intéressan­t de savoir quelle peut être la valeur d’une semaine de quatre jours pour leurs employés», explique le chercheur. «Par ailleurs, il est moins facile de travailler quatre jours dans un système à cinq jours que de le faire cinq jours dans un système à quatre. Les personnes peuvent toujours travailler davantage si elles le veulent.» En utilisant le temps libéré pour… prendre une autre activité profession­nelle.

 ?? (PARIS, 26 MARS 2024/ JULIEN DE ROSA/AFP) ?? Hier, Gabriel Attal a répondu aux questions de l’Assemblée nationale.
(PARIS, 26 MARS 2024/ JULIEN DE ROSA/AFP) Hier, Gabriel Attal a répondu aux questions de l’Assemblée nationale.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland