Le Temps

«Je veux renforcer notre activité de surveillan­ce»

Le préposé fédéral à la protection des données, Adrian Lobsiger, s’exprime six mois après l’entrée en vigueur du nouveau droit. Il ne cache pas certaines tensions

- PROPOS RECUEILLIS PAR GRÉGOIRE BARBEY, BERNE @GregoireBa­rbey

C’est une autorité de surveillan­ce qui jouit de nouvelles compétence­s depuis le mois de septembre 2023. Au cours des six mois après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi fédérale sur la protection des données, aucune annonce fracassant­e n’a pourtant eu lieu. Le calme avant la tempête? Le Temps s’est entretenu avec le préposé fédéral à la protection des données Adrian Lobsiger dans ses bureaux bernois, situés dans le même bâtiment que la Chanceller­ie fédérale, pour faire le point.

La législatio­n est entrée en vigueur il y a six mois, et rien ne semble avoir changé. Ce n’est qu’une impression? Nous nous sommes principale­ment concentrés sur l’un des principaux instrument­s introduits par la nouvelle loi: l’analyse d’impact. Les entreprise­s et l’administra­tion fédérale sont désormais tenues d’examiner les risques inhérents aux traitement­s des données qui peuvent représente­r une atteinte élevée aux droits des personnes. Pour nous, ces analyses doivent avant tout identifier les risques que représente­nt ces traitement­s de données pour les libertés fondamenta­les. Je dois vous avouer que ce n’est pas facile de le faire comprendre aux entités publiques, pour qui ces examens consistent essentiell­ement à lister des aspects techniques par rapport aux risques de vols et de cyberattaq­ues. Nous voulons aussi que soient listés les effets qu’un nouveau traitement de données a sur la vie privée et l’autodéterm­ination des citoyens concernés. Ces risques doivent figurer au premier plan pour les autorités politiques qui sont chargées d’adopter les bases juridiques en lien avec l’exploitati­on ordinaire d’un système de traitement. Ce n’est donc qu’en second lieu que nous nous intéresson­s aux analyses techniques visant à empêcher et à prévenir les cyberattaq­ues.

Et vous réussissez vraiment à faire bouger les lignes au sein de l’administra­tion fédérale? Les discussion­s sont dures. Mais oui, notre travail produit des résultats. Prenez le dossier de l’informatiq­ue en nuage [cloud, ndlr]: nous avons réussi à faire en sorte que le projet de l’Office fédéral de l’informatiq­ue mentionne les risques à court, moyen et long terme s’agissant de la dépendance à l’égard de Microsoft. Nous avons aussi exigé que le projet intègre des stratégies de retrait, en identifian­t des alternativ­es. Par ailleurs, nous devons aussi freiner les ardeurs des informatic­iens, qui jouent un rôle crucial dans les premières phases de développem­ent des projets de numérisati­on de l’administra­tion. La centralisa­tion et la fusion des données – traitées par différente­s unités administra­tives en vertu de différents mandats légaux – leur semblent souvent la solution la plus pertinente d’un point de vue technique, et nous devons leur expliquer qu’il faut d’abord tenir compte d’autres critères plus fondamenta­ux, comme le respect des compétence­s légales et de la séparation des pouvoirs. La technique nous offre la possibilit­é de connecter et fusionner toutes les bases de données, mais ça signifiera­it que l’Etat de droit libéral et son service public, composé d’offices spécialisé­s, seraient remplacés par un Etat monolithe omniscient, comme sous l’Ancien Régime.

Les entreprise­s sont aussi tenues de réaliser ces analyses d’impact. Là aussi, ça ne doit pas être facile de les amener à le faire en tenant compte de tous les risques... C’est aussi un enjeu. Notre nouveau responsabl­e de la division Protection des données, Florian Harms, a travaillé onze ans au sein d’une entreprise américaine de technologi­e, qui emploie plus de 30 000 personnes dans le monde. C’était important pour moi d’intégrer un profil issu du secteur privé, car je viens moi-même de Fedpol, mon expérience est donc principale­ment celle de l’administra­tion publique. Je suis d’ailleurs très heureux d’avoir pu l’engager, car ce n’est pas facile pour une autorité comme la nôtre d’attirer des talents. Le marché du travail est très concurrent­iel, et les salaires du privé sont attractifs…

Manquez-vous de moyens financiers? Avec la nouvelle loi sur la protection des données, ce n’est plus le Conseil fédéral mais la Commission des finances qui fixe notre budget. C’est sûr que nous n’avons pas des ressources très élevées, mais il ne faudrait pas non plus imaginer qu’avec plus de collaborat­eurs les enquêtes iraient deux fois plus vite. Ce sont les exigences formelles des procédures, tel le droit d’être entendu, qui dictent les publicatio­ns. Avec plus de ressources, nous pourrions réaliser plus d’enquêtes en même temps, mais elles seraient toujours tributaire­s du code de procédure administra­tive. Certaines entreprise­s en jouent d’ailleurs…

De quelle manière? Leurs conditions générales et leurs déclaratio­ns des données sont mises à jour régulièrem­ent. Or, en tant qu’autorité de surveillan­ce, nous devons établir les faits de manière formelle. C’est difficile lorsque ces documents changent plusieurs fois pendant une procédure en cours. Cela ralentit grandement notre travail. Certaines grandes entreprise­s en ont conscience et ont adopté cette stratégie.

Et en parlant d’enquêtes, allez-vous en publier prochainem­ent? Oui, nous allons en publier plusieurs avant la présentati­on de notre rapport de gestion pour l’année 2023-2024 fin juin. Elles porteront sur le commerce en ligne. Nous allons rendre des décisions concernant la nécessité d’ouvrir un compte pour effectuer des achats et la façon dont les conditions générales sont rédigées. Certaines entreprise­s mentionnen­t dans ces documents des traitement­s de données qui n’ont pas lieu, de manière à se protéger en cas de problème. La pratique doit évoluer.

Peut-on s’attendre à des sanctions dans le futur? Nous n’avons pas la possibilit­é d’infliger des sanctions. Après de longues discussion­s dans les commission­s parlementa­ires, le législateu­r n’a pas souhaité nous doter de cette compétence. En l’occurrence, la loi fédérale sur la protection des données de 2020 ne contenait pas de dispositio­ns permettant d’infliger des amendes administra­tives. L’une des raisons de cette réticence était à l’époque la question ouverte de savoir si une nouvelle loi fédérale sur les sanctions administra­tives devait être créée. En 2022, le Conseil fédéral a présenté un rapport qui répondait par la négative et a ainsi renvoyé la balle au parlement. Mais c’était trop tard pour que cela soit introduit dans la nouvelle loi sur la protection des données. Je constate néanmoins que le législateu­r développe des mécanismes pour sanctionne­r les abus. Dans la future loi sur l’identité électroniq­ue, les entreprise­s privées qui ne respectero­nt pas les règles en matière de minimisati­on des données pourront être exclues du registre de confiance. Nous verrons si le Conseil des Etats conserve cette dispositio­n introduite par le Conseil national. Mais de toute façon, tôt ou tard, la question des sanctions reviendra sur la table, pour une prochaine révision.

N’est-ce pas un constat d’échec de la loi actuelle que d’anticiper déjà de prochaines révisions six mois après son entrée en vigueur? C’est en tout cas prématuré de les envisager. Mais ces chantiers seront nécessaire­s. Nous devrons aussi évaluer le fait de compléter la loi concernant l’utilisatio­n secondaire des données. Il s’agit en général d’informatio­ns anonymisée­s qui servent dans la recherche. Avec le temps, nous pourrons aussi identifier d’autres aspects de la loi qui pourront être renforcés si besoin.

Au-delà de la loi, ne serait-il pas plus judicieux que le préposé fédéral à la protection des données devienne une véritable autorité de protection des droits fondamenta­ux? La notion de protection des données ne renvoie pas du tout à cette dimension, et cela crée de la confusion... Je suis entièremen­t d’accord. Nous nous voyons d’ailleurs déjà comme une autorité de protection des libertés individuel­les. Ce ne sont pas les données que nous protégeons. Ce que nous voulons, c’est nous assurer que les personnes dont les données sont traitées soient protégées. J’observe avec intérêt l’introducti­on à Genève d’un droit à l’intégrité numérique dans la Constituti­on cantonale. J’ai participé aux discussion­s qui ont été menées à ce sujet à Berne, dans le cadre de la motion du conseiller national Samuel Bendahan (PS/VD) qui demandait à l’introduire dans la Constituti­on fédérale. Le projet a été balayé par le parlement, et le sujet ne reviendra pas sur la table de sitôt. Un nouveau droit fondamenta­l permettrai­t pourtant de mettre fin au malentendu qui pousse les entreprise­s et les autorités à n’envisager la protection des données que du point de vue des violations et des abus.

L’autre grand dossier, c’est l’intelligen­ce artificiel­le… Oui, je suis régulièrem­ent informé sur les travaux menés par le groupe de travail de la Confédérat­ion, qui doit se positionne­r sur l’opportunit­é d’adopter une loi-cadre. J’ai choisi de ne pas participer. En étant impliqué, il est plus difficile d’être critique à l’égard du résultat. Je prends toutefois position à chaque étape intermédia­ire. L’intelligen­ce artificiel­le représente un risque supplément­aire d’atteinte à l’égard des libertés individuel­les.

La Suisse a aussi fait la démonstrat­ion d’un amateurism­e incroyable dans la gestion de ses prestatair­es informatiq­ues, dont certains ont été victimes de cyberattaq­ues majeures… Oui. Nous avons ouvert quatre procédures à l’égard de la Confédérat­ion et de ces prestatair­es, dont le plus important est Xplain. C’est une catastroph­e. Mais je dois aussi faire mon autocritiq­ue. La question des prestatair­es a été minimisée, et si j’avais su qu’ils étaient si peu surveillés, je serais intervenu plus tôt. Nous devons désormais tirer les leçons de ces expérience­s pour éviter qu’elles ne se reproduise­nt. C’est important d’identifier tous les prestatair­es. Les projets numériques de la Confédérat­ion comme celui de l’identité électroniq­ue sont souvent présentés comme étant étatiques, mais ce n’est pas tout à fait exact: les portefeuil­les qui contiendro­nt l’e-ID seront installés sur des smartphone­s sur lesquels l’Etat n’a aucun contrôle. En matière d’informatiq­ue, les dépendance­s à l’égard de tiers privés sont nombreuses, et elles doivent toujours être prises en compte dans les analyses de risques.

«Je tiens à ce que les responsabl­es politiques prennent leurs décisions en connaissan­ce de cause»

Vous avez été réélu pour un troisième et dernier mandat. Quelles sont vos ambitions? Je veux renforcer notre activité de surveillan­ce, notamment en lançant nos propres enquêtes. Grâce aux postes supplément­aires accordés pour l’applicatio­n de la nouvelle loi, nous pouvons désormais agir de notre propre chef. Par ailleurs, je veux vraiment que l’administra­tion fédérale, y compris dans ses relations avec les cantons, mène systématiq­uement des analyses concernant les risques systémique­s à l’égard des libertés individuel­les. Je tiens à ce que les responsabl­es politiques prennent leurs décisions en connaissan­ce de cause.

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(BERNE, 20 MARS 2024/ULRIKE MEUTZNER POUR LE TEMPS) Adrian Lobsiger: «Nous n’avons pas la possibilit­é d’infliger des sanctions.»

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