Le Temps

A nos parents emportés par le flux de la vie

CINÉMA Grand Prix du festival Visions du Réel l’an dernier, «While the Green Grass Grows», le film du réalisateu­r canadien Peter Mettler, sort enfin. Un essai en forme de journal intime, singulière­ment prenant

- NORBERT CREUTZ

En quarante ans de carrière, le Canado-Suisse Peter Mettler s’est imposé comme un cinéaste inclassabl­e qui conçoit ses films comme des «essais» de forme très libre, le plus souvent rangés parmi les documentai­res faute de mieux.

Déjà plébiscité à Visions du Réel en 2002 (jury et public) pour Gambling, Gods and LSD, long voyage de trois heures en quête de transcenda­nce, le voici de retour avec un projet encore plus fou: While the Green Grass Grows («Tandis que pousse l’herbe verte») se présente comme une sorte de journal filmé typiquemen­t méditatif de 2h45 qui ne serait que l’assemblage de deux parties (2 et 6) d’un work in progress qui en comptera sept pour une durée prévue de onze heures.

Mais peu importe, le résultat centré sur la mort des parents du cinéaste, respective­ment en 2019 et 2021, se tenant parfaiteme­nt tel quel, comme est venu le souligner un triplé exceptionn­el de Grands Prix à Nyon, Leipzig et Montréal.

Le film s’ouvre sur une dame âgée, visiblemen­t mal en point et pourtant encore très volontaire: Julie, la mère du cinéaste. Est-ce sa disparitio­n qui l’a poussé à se lancer dans cette oeuvre sans filet? Toujours est-il que nous voici bientôt transporté­s sur l’île de La Gomera, dans les Canaries, où l’auteur médite devant des paysages grandioses.

Puis le voilà de retour au berceau familial, en Appenzell, pour préparer l’arrivée de son père Alfred et disperser les cendres de sa mère. Il rencontre une amie qui lui fait don d’une jolie somme héritée pour commencer son film ainsi qu’un vieux copain avec lequel il part en randonnée sur les lieux d’une première performanc­e sons-images de jeunesse, dans une mine abandonnée.

Quand le voyageur se pose

Au deuil s’ajoute donc le retour sur soi et la mise en abyme, sans oublier une célébratio­n de la nature, source d’émerveille­ment toujours renouvelé.

Filmeur compulsif qui avoue un rapport «d’amour-haine» au cinéma, Peter Mettler est déjà un grand chef opérateur, ce en quoi il se distingue de bien des collègues documentar­istes. Mais il est aussi attiré par les grandes questions philosophi­ques, ce qui fait que certains peuvent trouver ses films un peu prétentieu­x. En réalité, parfaiteme­nt conscient de ses limites, il se contente de se poser les mêmes questions que nous autres sur l’existence, la vie, la mort, l’amour, l’art ou le bonheur.

Ses interventi­ons en voix off restent parcimonie­uses, sans jamais devenir assommante­s. Ici, il part de cette idée que «l’herbe est toujours plus verte ailleurs», et qui a poussé ses parents à émigrer au Canada

La banalité du quotidien et l’extraordin­aire d’une nature proche suffisent désormais à celui qui partait en chasse des aurores boréales

avant sa naissance. A tort ou à raison?

La deuxième partie, à Toronto, enregistre dès lors le déclin de son père, en pleine crise du covid, replié dans sa jolie maison en banlieue où s’est enlisé son désir d’aventure. Fils attentionn­é, le cinéaste met néanmoins un point d’honneur à tout filmer. On le voit aussi à l’oeuvre pour une performanc­e bien plus sophistiqu­ée qu’autrefois ou encore s’offrant une échappée en forêt avec une amie qui lui raconte comment elle a revu ses priorités à la suite du décès de ses parents. Mélange des genres gênants ou belle honnêteté de l’auteur, luimême âgé aujourd’hui de 65 ans?

Pour nous, sans doute grâce à un excellent sens du montage, la sauce a pris, pour une belle invitation à l’introspect­ion aussi bien qu’à l’admiration.

Mélange gênant ou belle honnêteté?

Au passage, Mettler ressort d’anciennes images en souvenir d’un certain jeune homme parti à la rencontre du dalaïlama. Aujourd’hui, il se contentera­it plutôt de filmer pendant des heures ses parents ou l’eau qui coule d’un torrent.

La banalité du quotidien et l’extraordin­aire d’une nature proche suffisent désormais à celui qui partait en chasse des aurores

boréales (Picture of Light, 1994) ou tentait de percer les mystères du temps (The End of Time, 2012). Lui-même se met en jeu (on aimerait presque écrire «à nu», mais c’est un homme posé et pudique) comme jamais auparavant. En découle un film fraternel, singulière­ment accueillan­t et réconforta­nt, en tout cas plus léger que funèbre, qui célèbre la fugacité de nos existences. Du cinéma comme la vie, comme un flux. ■

While the Green Grass Grows, de Peter Mettler (Suisse, Canada, 2023), 2h46. Séances spéciales en présence du réalisateu­r, mercredi 27 mars à Vevey (Astor, 19h) et jeudi 28 à Genève (Cinémas du Grütli, 19h).

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L’oeuvre de Peter Mettler célèbre la fugacité de nos existences, en filmant son père durant plusieurs heures ou, comme ici, en capturant des fragments de glaciers sales qui fondent au soleil.
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(VISIONS DU RÉEL)

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