Les forces et faiblesses du Tribunal pénal fédéral
Le Tribunal pénal fédéral est entré en fonction le 1er avril 2004. L’occasion de se replonger dans les grands moments et les polémiques ayant jalonné l’histoire de cette institution appelée à trancher des dossiers majeurs en matière de criminalité économi
Il est loin le temps où le Tribunal pénal fédéral, toute jeune institution appelée à trancher des cas de crime organisé et de délinquance financière internationale, attendait avec une certaine impatience que des dossiers emblématiques arrivent en jugement pour justifier son existence aux yeux des plus perplexes. En l’espace de vingt ans, le travail des juges de Bellinzone, comme on les appelle, a pris sa vitesse de croisière et plus personne ne peut sérieusement remettre en cause la centralisation de certaines compétences en mains de la Confédération.
A l’heure de marquer cet anniversaire, force est donc de constater que cette juridiction a trouvé sa place dans le paysage pénal helvétique alors que beaucoup doutaient bruyamment de son utilité. Dans la logique des nouvelles tâches dévolues au parquet fédéral, la création du TPF visait un seul et même objectif: améliorer l’efficacité du système judiciaire suisse dans des domaines où les structures fédéralistes ne sont visiblement pas adaptées.
Cette efficacité n’a certes pas toujours été au rendez-vous. On a vu le procès des prévenus impliqués dans le volet allemand du dossier FIFA – interrompu en raison des restrictions sanitaires après avoir attendu trop longtemps d’être fixé – couler à pic pour cause de prescription. On a aussi appris avec une certaine consternation que ce tribunal était prié d’organiser une retraite avec un spécialiste extérieur pour inculquer à ses membres quelques notions de décence, de courtoisie et de respect mutuel.
Sans oublier le handicap originel qui réside dans sa localisation. Les Chambres fédérales ont pensé que
Tout cela donne l’image d’une institution un peu hors sol
la lutte contre la criminalité internationale pouvait être un cadre indiqué pour faire de la politique régionale, alors que la logique commandait au contraire d’attirer les compétences et d’offrir un accès facile ainsi que des infrastructures adaptées aux acteurs de ces longues audiences. Cet ancrage excentré en aura fait une cour peu prisée des magistrats chevronnés, coûteuse en termes de déplacements et souvent délaissée par les médias.
Tout cela donne au final l’image d’une institution un peu hors sol, une sorte de bocal où germent facilement des querelles et où les juges se montrent souvent insensibles aux défis de certains dossiers sortant de l’ordinaire. Le récent procès pour crimes contre l’humanité de l’ex-ministre gambien Ousman Sonko, mené en allemand sans traduction digne de ce nom à destination des populations touchées par les horreurs et pour lequel les parties plaignantes ont été priées d’abréger leur séjour, est le dernier exemple en date de cette forme de provincialisme. Un comble pour un tribunal dont l’essence est de saisir les problématiques qui dépassent les frontières.
Le 1er avril 2004, une toute nouvelle juridiction prenait ses quartiers à Bellinzone avec pour tâche très spéciale de juger les affaires de grande ampleur en matière de blanchiment, corruption, délinquance économique, crime organisé et terrorisme. Comme pour célébrer dignement les 20 ans de ce Tribunal pénal fédéral (TPF), un procès emblématique de ces dossiers financiers complexes, avec leurs ramifications internationales, s’ouvrira le 2 avril devant cette cour. C’est le tentaculaire scandale 1MDB, à travers son volet Petrosaudi, ses milliards et ses gérants de fortune clinquants. Mais cet anniversaire est surtout l’occasion de se replonger dans les aventures qui ont marqué l’existence d’une institution souvent chahutée.
En plus des délits qui relevaient déjà de l’ancienne Cour pénale fédérale, devant laquelle avait notamment comparu Elisabeth Kopp ou le pirate de l’air Hussein Hariri, le TPF est chargé des affaires nées des nouvelles compétences visant à centraliser et donc à améliorer la lutte contre les formes de criminalité qui se jouent des frontières. Rétrospective et morceaux choisis pour mieux saisir la place prise par ce tribunal dans le paysage judiciaire helvétique. Un destin forcément lié à celui du Ministère public de la Confédération (MPC) qui est son grand pourvoyeur de dossiers.
Le choix et la discorde
C’est dans la capitale du Tessin que s’installe ainsi, il y a 20 ans, la première fournée des 11 magistrats élus pour composer les deux cours de l’époque. La Cour des affaires pénales qui prononce les jugements de première instance dans les procédures instruites par le parquet fédéral. Et la Cour des plaintes qui tranche les recours et traite du domaine sensible de l’entraide internationale. Quant à la Cour d’appel, celle-ci entrera en fonction bien plus tard, en 2019, portant ainsi à 80 le nombre de collaborateurs, dont 22 juges ordinaires. Comme pour toute juridiction fédérale, la composition du TPF répond à un savant dosage politique et linguistique. Ce qui ne va pas sans peine lorsqu’il s’agit de trouver des candidats pour s’installer aussi loin de chez eux.
Le choix de Bellinzone, opposée à Aarau, a été âprement discuté devant les Chambres fédérales. La décision, motivée par une politique régionaliste, a surpris, s’agissant d’un tribunal créé pour améliorer l’efficacité du système judiciaire suisse face à la grande criminalité, et qui se retrouve ainsi très éloigné des centres financiers et des lieux où travaillent les magistrats rompus aux dossiers internationaux.
Toutes ces craintes vont se confirmer. «Cette installation a constitué un obstacle sérieux au recrutement des magistrats. Au début, très peu d’entre nous avaient une expérience de juge», se rappelle l’ancien procureur général genevois Bernard Bertossa, qui a fait partie de l’équipe initiale jusqu’à sa retraite en janvier 2008.
Pour ce magistrat, originaire des Grisons du sud et très attaché à cette région où sa famille possède encore une maison, la localisation posait forcément moins de problèmes. Pour d’autres, surtout ceux des cantons romands, la perspective de s’éloigner autant de leur biotope naturel en a découragé plus d’un. La situation n’a pas vraiment évolué avec les années, les magistrats venus de Zurich, des Grisons, du Tessin ou encore de Berne étant toujours fortement représentés.
Les effets de l’éloignement
La facture sonnante et trébuchante de cet éloignement, sujet toujours sensible en matière judiciaire, n’est pas anodine non plus. «Cette localisation a renchéri les coûts de déplacement pour les parties, les avocats, les interprètes, les témoins et les experts, car rares sont ceux qui sont domiciliés au Tessin, canton périphérique», constate Bernard Bertossa.
Les audiences, qui peuvent durer des semaines, impliquent de faire séjourner les prévenus qui viennent parfois de loin (peu sont en détention provisoire dans les procédures financières complexes) dans une ville difficile d’accès, sans aéroport proche (celui de Lugano n’est plus desservi depuis Genève) et où les infrastructures hôtelières sont très limitées.
Pareil pour les parties plaignantes. Cette problématique s’est encore accrue depuis que le TPF a hérité, en 2011, de tout ce qui relève des crimes internationaux et de la compétence universelle. On l’a vu récemment dans le procès de l’ancien ministre gambien Ousman Sonko, accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, où la cour a invité les parties plaignantes venues de Banjul à déposer leurs souffrances et à repartir au plus vite afin de limiter les frais.
Si certains avocats apprécient ce moment de rupture que constitue le «voyage» à Bellinzone, beaucoup le vivent comme un cassetête logistique. Me Jean-Marc Carnicé, constitué dans plusieurs gros dossiers relevant du TPF, décrit: «Il faut partir avec son imprimante sous le bras, louer une salle dans un hôtel et déplacer son bureau là-bas.» Sans même parler de la période du covid où tout était fermé à midi et où les parties devaient se rendre au distributeur de la gare lorsque l’audience finissait trop tard pour pouvoir espérer manger à l’hôtel. «Bellinzone était une erreur. La logique aurait voulu que ce tribunal ait son siège près d’un centre financier. A Genève, pourquoi pas, là où est née la lutte contre la criminalité économique», regrette Me Carnicé.
Last but not least, cet éloignement a un impact non négligeable sur la présence des journalistes lors de débats déjà compliqués à suivre en raison de leur longueur, de la langue de la procédure et du saucissonnage qui est parfois opéré. Certaines affaires surmédiatisées, comme le procès de Michel Platini et Sepp Blatter en juin 2022, seront évidemment sous le feu des projecteurs quoi qu’il arrive. Mais, beaucoup de procès passent aussi sous les radars, ou ne sont que très partiellement restitués, alors que ces dossiers présentent un intérêt public évident et que la publicité des débats fait partie intégrante d’une justice qui doit être vue et comprise.
«Il faut partir avec son imprimante sous le bras, louer une salle dans un hôtel et déplacer son bureau là-bas» JEAN-MARC CARNICÉ, AVOCAT
Le bâtiment du Tribunal pénal fédéral, inauguré le 25 octobre 2013.
Le choc des cultures
Le démarrage n’a pas été très confortable pour les nouveaux résidents de Bellinzone. A l’époque, le tribunal ne dispose même pas d’un bâtiment pour tenir ses audiences et doit squatter une salle exiguë dans l’immeuble occupé par la police, la salle du parlement lorsque les prévenus sont plus nombreux, voire le Palais de justice de Lugano lorsque des raisons de sécurité et de place l’exigent.
Christoph Blocher, en sa qualité de chef du Département de justice et police, pas vraiment emballé par les moyens mis dans la poursuite de la grande criminalité et prêt à tous les coups pour mettre des bâtons dans les roues de ce vaste programme, va même bloquer le projet de construction d’un bâtiment spécifique pour le TPF en réponse à une sous-occupation des magistrats.
Il faudra attendre le 25 octobre 2013 pour que le siège, situé Viale Stefano Franscini, soit inauguré en grande pompe par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga et permette de sortir du provisoire. Le bâtiment de l’ancienne Ecole de commerce, mis à disposition de la Confédération par le canton du Tessin, a en partie été détruit et en partie rénové en tenant compte des impératifs liés à la conservation des monuments historiques.
A ces débuts spartiates s’ajoute la nécessité de créer une juridiction de toutes pièces avec des gens venus d’horizons très différents. Avant de découvrir la nature des dossiers qui les attendent, les membres de la cour multiplient les réunions pour mettre au point l’organisation et le fonctionnement de ce nouveau tribunal. Sans oublier la délicate question du port de la robe, encore chère à certains juges. Finalement, c’est une tenue sombre qui sera privilégiée.
L’ambassadeur et ses sacs de billets
C’est en août 2004 que se tient la toute première audience devant la Cour des affaires pénales. Celle-ci n’a rien d’emblématique, car le dossier ne relève pas de cette criminalité particulièrement complexe qui a motivé sa création. Il s’agit d’un ancien fonctionnaire fédéral, lequel doit répondre notamment d’escroquerie par métier pour avoir détourné près de 2 millions de francs. Il avait été employé par le Corps des gardes-fortifications, puis à l’Office fédéral de l’informatique et de la télécommunication.
Il faudra attendre le 9 mai 2005 pour qu’un petit bijou arrive en jugement, juste à point nommé pour donner du souffle à une juridiction dont l’utilité est remise en question par les plus sceptiques. C’est l’affaire Peter Friederich, du nom de cet ambassadeur de Suisse au Luxembourg, arrêté à Berne à sa sortie du bureau de Joseph Deiss, alors ministre des Affaires étrangères. A force de déposer des sacs en plastique remplis de petites coupures dans une banque du Grand-Duché, le diplomate, originaire de Préverenges, dans le canton de Vaud, avait fini par attirer l’attention et motiver une annonce anti-blanchiment.
Comme pour ajouter au symbole, c’est Bernard Bertossa, seul juge francophone de la Cour des affaires pénales, celui qui a
Les avocats Marc Bonnant et Grégoire Mangeat (à droite) arrivent au tribunal pour plaider l’acquittement de Nasser al-Khelaïfi dans le volet des droits TV de la FIFA.
incarné loin à la ronde une poursuite volontariste en matière de corruption et de recyclage d’argent sale avec sa casquette de procureur général cantonal, qui préside les débats. Le dossier, construit par le juge d’instruction fédéral Paul Perraudin, autre figure genevoise de la lutte contre le crime financier, totalise 188 classeurs fédéraux. Pas moins de 90 auditions ont été menées aux quatre coins du monde.
L’affaire est passionnante et les débats animés. Peter Friederich sera finalement condamné à 3 ans et 3 mois de réclusion pour blanchiment aggravé et abus de confiance. Le ton est donné s’agissant notamment de savoir quel est le niveau de preuve exigé dans ces affaires tortueuses où l’activité reprochée est par essence opaque et compartimentée, où le flagrant délit n’est pas de mise et où les aveux ne sont pas légion.
Le résultat ne sonne toutefois pas comme une victoire pour le parquet fédéral, représenté au procès par Claude Nicati, qui avait tenté l’accusation de soutien, voire de participation, à une organisation criminelle active dans l’importation de grandes quantités de cocaïne en provenance de Colombie. Une infraction particulièrement difficile à démontrer.
La déferlante djihadiste
Toujours en matière de crime organisé, le TPF réservera peu de temps après un autre désaveu de taille au même procureur suppléant dans l’affaire «Al Saoud». Le 1er mars 2007, les sept accusés (dont un ancien imam yéménite), suspectés d’appartenir à une organisation criminelle visant à faire entrer en Suisse des sympathisants de la mouvance Al-Qaida et d’avoir aidé un djihadiste impliqué dans des attentats, sont blanchis de tout lien avec le terrorisme. Le seul grief finalement retenu est celui d’avoir participé à un groupe spécialisé dans l’entrée illégale de futurs demandeurs d’asile ou d’avoir fabriqué de faux certificats pour tromper la police des étrangers. Réseau qui ne saurait être assimilé à une organisation criminelle dont la structure et les buts impliquent professionnalisme et dangerosité.
La même année, le TPF prononce sa première condamnation de cyberdjihadistes: les célèbres Malika El-Aroud, alias Oum Obeyda sur la Toile, et Moezeddine Garsallaoui, alias Alkairouani, qui animaient un site de propagande sanglante depuis leur domicile fribourgeois et soutenaient ainsi le terrorisme d’Al-Qaida. Le sursis (partiel pour l’un et total pour l’autre) accordé à l’époque sera ensuite révoqué, ce duo étant passé du statut de militants à membres dirigeants d’une organisation criminelle aux yeux d’un tribunal belge. De quoi réviser le pronostic plus ou moins favorable posé en son temps par les juges de Bellinzone et reconnaître que la confiance placée en eux n’avait eu aucun effet dissuasif.
Avec l’apparition de l’Etat islamique, les départs de radicalisés en Syrie et une activité de plus en plus intense sur les réseaux, le nombre d’affaires de djihadisme va prendre l’ascenseur. Une étude, publiée en 2021 par les chercheurs Kastriot Lubishtani et Ahmed Ajil, recense trois procédures jugées par le TPF avant 2014 et 12 après, impliquant au total 29 personnes. Parmi les 21 condamnations devenues définitives, six ne retiennent toutefois pas d’infractions liées au terrorisme.
A noter que les affaires les plus graves, mettant en scène des personnalités solitaires et passablement perturbées – le meurtre à motivation djihadiste de Morges et les tentatives de meurtre dans un grand magasin de Lugano –, ont été jugées postérieurement à cette étude.
Le style et la scénographie
Pour les avocats, habitués à exercer en milieu connu, Bellinzone est vite apparu comme un lieu exotique avec ses magistrats au style particulier, ses plaidoiries qui se tiennent parfois en plusieurs langues, se lisent intégralement (les Alémaniques) ou se déclament debout (les Romands). De loin, certains juges raillent toujours ce tribunal «qui se la pète un peu» alors qu’il n’est investi d’aucune autorité particulière et n’est pas au-dessus d’une instance cantonale de même rang.
La première image qui se dégage de ce TPF est celle d’une juridiction qui a un côté soigné et un peu soporifique. «Il ne brille pas beaucoup», résume un magistrat. Les avocats romands, habitués à des audiences tendues dans des salles au confort rudimentaire, découvrent un lieu aseptisé, très feutré, où chacun a sa place avec son nom inscrit et de l’eau plate et gazeuse à disposition. Pour Me Carnicé, «ça peut paraître rassurant mais ça n’empêche pas le tribunal de rendre des jugements parfois très sévères».
L’avocat genevois loue toutefois le style et la manière: «C’est un tribunal cordial, les juges connaissent bien leurs dossiers et sont respectueux des parties. Tout est très organisé et très moderne. Les pièces sont projetées sur un écran, des auditions sont organisées à l’étranger en direct durant l’audience.»
Grégoire Mangeat, autre avocat appelé à plaider à Bellinzone, notamment à la défense du président du Paris Saint-Germain, Nasser al-Khelaïfi, dans l’un des volets du dossier FIFA, apprécie pour sa part un autre rapport au temps. «Les débats sont entrecoupés de demi-journées ou journées de pause entre des séquences importantes. Ces respirations permettent de s’adapter en permanence à ce qui se fait et ce qui se dit à l’audience. Il n’y a pas ce sentiment d’encastrement précipité des différentes phases. Il en découle un confort de travail, mais aussi un sentiment d’écoute de meilleure qualité.»
Mais ce que préfère assurément l’avocat, «c’est une scénographie qui respecte totalement l’égalité des armes». Proche de «l’atelier juridique» à l’américaine. Dans la salle d’audience du TPF, les procureurs fédéraux sont assis à une table, au même niveau que les autres parties. Et pas en hauteur comme à Genève ou dans le canton de Vaud.
«C’était une bonne chose d’avoir un tribunal qui connaisse de ces affaires, plutôt que de les éparpiller» BERNARD BERTOSSA, ANCIEN JUGE DU TRIBUNAL PÉNAL FÉDÉRAL
Quant aux prévenus, ils sont assis à côté de leurs conseils et peuvent interagir avec eux. Exit le banc de l’infamie, où l’accusé se retrouve seul (ou en compagnie de ses comparses) face au juge. «La manière dont la justice se montre renseigne sur l’importance qu’elle accorde aux principes: aujourd’hui, l’exigence de qualité du débat juridique devrait exclure toutes les formes résiduelles d’humiliation de l’accusé qui entachent encore les procès dans une grande partie de la Suisse romande», souligne enfin Me Mangeat.
Zones de turbulences
Dans un contexte politique et budgétaire qui favorise les tensions, l’institution est sous pression. S’ouvre ainsi une ère insolite où les projecteurs se braquent davantage sur l’appareil judiciaire que sur les prévenus. Sans compter qu’entre le TPF et le MPC, les rapports confinent parfois à l’hostilité.
On se souvient de l’ancien président de la Cour des plaintes, Emanuel Hochstrasser (UDC), largement épinglé par un rapport de la Commission de gestion du Conseil national consacré à l’éviction du procureur général Valentin Roschacher. Le juge s’était rendu un lundi de Pentecôte 2006 au château que possède Christoph Blocher à Rhäzüns pour décider, de concert avec le conseiller fédéral et sans avoir encore obtenu l’aval nécessaire de ses collègues de la cour, d’un examen extraordinaire du MPC à la suite des remous d’une fameuse affaire impliquant un banquier zurichois.
La même année, le TPF critique assez vertement les priorités du parquet fédéral (dont il est alors l’autorité de surveillance) et son incapacité à venir à bout des dossiers. Six ans plus tard, une nouvelle instance de contrôle relève la coopération difficile entre le MPC et le TPF, le premier critiquant la qualité juridique de certaines décisions des juges. Les seconds ne sont pas en reste et renvoient régulièrement les actes d’accusation à leur expéditeur. Ce fut le cas dans la gigantesque procédure relative au financier allemand Florian Homm, avant qu’une autre cour ne mette fin à la partie de ping-pong.
Ce conflit va encore s’exacerber avec la récusation, en 2019, du procureur général Michael Lauber dans le dossier FIFA. Ce dernier accuse alors la Cour des plaintes, et plus spécifiquement le juge Giorgio Bomio-Giovanascini, de partialité en raison «d’un rapport d’inimitié». Sa demande de révision de la décision de récusation sera jugée irrecevable et le patron du MPC devra finalement démissionner après avoir été sanctionné sur le plan disciplinaire pour ses fameuses rencontres secrètes avec Gianni Infantino.
En parallèle, une guéguerre interne fait aussi les choux gras de la presse. On y parle de juges paresseux et peu regardants sur les frais ainsi que de mobbing et de sexisme. Une greffière a été priée «de ne pas tomber enceinte» avant de recevoir des excuses du magistrat en question. Dans un rapport de juin 2020, la commission administrative du Tribunal fédéral prie les juges du TPF «de traiter tant leurs collègues que leurs subordonné(e)s en toute situation avec décence, courtoisie et respect». Des mesures sont prises et la paix semble revenue. En apparence du moins.
Le règne de la complexité
Régulièrement, des voix estiment que des moyens trop importants ont été consacrés à une lutte dont l’efficacité semble relative, voire que la Confédération pourrait se désengager au profit des cantons. Mais pour ceux qui oeuvrent dans des affaires à caractère international, la création du TPF est un plus. La spécialisation d’une cour permet de donner une unité de doctrine et une orientation en matière d’exigence de preuves, car c’est une forme de criminalité où il n’y a pas de flagrant délit et où les obstacles sont nombreux.
«C’était une bonne chose de concentrer certaines compétences en mains du parquet fédéral et d’avoir un tribunal qui connaisse de ces affaires, plutôt que de les éparpiller devant les cours cantonales», relève Bernard Bertossa. Ce dernier salue surtout la réduction des niveaux de recours en matière d’entraide judiciaire et d’extradition: «La création de ce tribunal unique a constitué un véritable progrès. De plus, les décisions sont rendues avec assez de rapidité.»
Quant aux jugements, ceux-ci prennent généralement la forme d’immenses pavés. Cette tendance à la complexité s’est encore aggravée avec l’entrée en vigueur de nouvelles règles du jeu. «L’adoption de procédures unifiées au niveau fédéral avait été promue avec la promesse que l’administration de la justice serait plus simple et moins coûteuse: en réalité, les nouvelles lois ont été fortement influencées par la partie suisse alémanique et c’est le contraire qui s’est produit», regrette Bernard Bertossa.
Et ce dernier d’ajouter: «Depuis que la Confédération est devenue législateur de procédure, tout est devenu très compliqué, au pénal comme au civil. A l’époque des codes cantonaux, les jugements étaient plus simples et comptaient moins de pages, mais le résultat n’était pas plus mauvais. Depuis 2011, on croule sous le papier. Tout est très juridique, sans que la Justice, avec un grand J, y ait forcément gagné quelque chose.» La Justice, un autre grand sujet.
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