Le Temps

Chez les jeunes juifs américains, un basculemen­t qui indispose Biden

La relation entre Israël et les Etats-Unis ne cesse de se détériorer. Après la bravade du premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, face à Joe Biden, le président américain est sommé de conditionn­er l’aide à l’Etat hébreu

- @StephaneBu­ssard X STÉPHANE BUSSARD

Au début de sa rencontre avec son homologue israélien Yoav Gallant, mardi au Pentagone, le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, s’est lâché en commentant la guerre entre Israël et Gaza. Pour lui, c’est un impératif moral et stratégiqu­e de protéger la population civile palestinie­nne.

«A Gaza aujourd’hui, le nombre de victimes civiles est beaucoup trop élevé et la quantité d’aide humanitair­e est beaucoup trop restreinte», a-t-il relevé. Sa déclaratio­n reflète le climat ultra-tendu entre Tel-Aviv et Washington après l’abstention américaine lors d’une résolution appelant à un cessez-le-feu adoptée lundi par le Conseil de sécurité de l’ONU.

«Aucune violation du droit internatio­nal humanitair­e»

Cette rare abstention a provoqué l’annulation par le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, d’une visite d’une délégation israélienn­e à Washington.

Ce que certains observateu­rs ont décrit comme «une humiliatio­n» ne semble pourtant pas trop émouvoir le président Joe Biden, qui persiste dans sa politique de soutien quasi inconditio­nnel à Israël en dépit d’une situation humanitair­e catastroph­ique à Gaza.

Ironie de la situation: le jour même où son administra­tion s’est abstenue à l’ONU, elle s’est sentie obligée de préciser: «Nous n’avons pas trouvé d’éléments montrant qu’(Israël) viole le droit internatio­nal humanitair­e, qu’il s’agisse de la conduite de la guerre ou de l’apport d’aide humanitair­e.» Une descriptio­n largement contredite par les organisati­ons humanitair­es, qui brossent un tableau dramatique de la situation des Gazaouis. Outre-Atlantique, la politique proche-orientale de Joe Biden non seulement hypothèque ses chances de réélection, mais irrite de plus en plus dans son propre camp.

La semaine dernière, le leader démocrate du Sénat de confession juive Chuck Schumer, habituelle­ment aligné sur Israël, est sorti de sa réserve, appelant à la démission de Benyamin Netanyahou. Il s’est fait essorer par ce dernier et les républicai­ns que le leader israélien a consultés.

Ce dernier n’en est pas à sa première bravade face à la Maison-Blanche. En 2015, avec son ambassadeu­r Ron Dermer, aujourd’hui ministre des Affaires stratégiqu­es, il avait manigancé avec des républicai­ns à Washington pour s’offrir un discours devant le Congrès pour fustiger la politique iranienne de Barack Obama.

Ce dernier n’était même pas au courant et sa relation avec Benyamin Netanyahou était exécrable. Avec Donald Trump au Bureau ovale, les choses se sont améliorées, le 45e président des Etats-Unis faisant entièremen­t le jeu du gouverneme­nt israélien.

Il fut pourtant un temps où les administra­tions américaine­s n’avaient pas peur de poser leurs conditions pour offrir des armes et des garanties de sécurité à l’Etat hébreu. Ce fut le cas avec George Bush père et son chef de la diplomatie James Baker qui conditionn­èrent l’aide à Tel-Aviv pour pousser le pouvoir israélien à participer à la Conférence de Madrid d’octobre 1991.

En 2022, les livraisons d’aide militaire à Israël s’élevèrent à 3,3 milliards de dollars. Entre octobre et décembre 2023, quelque 15 000 bombes et 57 000 pièces d’artillerie ont été livrées. Si Washington menaçait d’interrompr­e de telles livraisons, Israël serait contraint de faire des choix draconiens: poursuivre la guerre à Gaza ou préserver les munitions qu’il lui reste pour assurer sa propre sécurité face au Hezbollah ou à l’Iran.

Malgré les lettres incendiair­es d’élus démocrates l’exhortant à conditionn­er une telle aide afin d’éviter que l’Amérique ne soit complice de crimes de guerre, Joe Biden campe sur ses positions. En raison de sa relation «particuliè­re» avec Israël (il avait été impression­né par sa rencontre avec Golda Meir) ou de peur de perdre le soutien du vote juif lors de la présidenti­elle de novembre face à Trump.

Une petite révolution outre-Atlantique

Ce faisant, le 46e président des Etats-Unis est en train de passer à côté d’une petite révolution outre-Atlantique qui est en train de bouleverse­r la manière dont les Américains voient leur relation avec Israël. Dans le New York Times, Peter Beinart parle d’une «grande rupture dans la

«Dans de nombreux campus universita­ires, les étudiants juifs sont à l’avant-garde des manifestat­ions pour un cessez-le-feu»

PETER BEINART, JOURNALIST­E AMÉRICAIN DU «NEW YORK TIMES»

vie des juifs américains». Le journalist­e américain relève qu’une lente transforma­tion est en cours. Si le libéralism­e (progressis­me) et le sionisme ont longtemps évolué côte à côte, ce n’est plus le cas.

Un nombre croissant de juifs américains, surtout les milléniaux et la génération Z refusent d’embrasser le sionisme, estimant qu’il n’est plus compatible avec leurs principes d’égalité. Jusqu’ici, ils pouvaient soutenir leur sionisme sans devoir remettre en question leur vision libérale de la société. Pour Peter Beinart, il s’agit là de «la plus grande transforma­tion dans l’attitude des juifs américains depuis un demi-siècle».

Historique­ment, nombre de juifs venus aux Etats-Unis au début du XXe siècle ont joué un rôle majeur dans la défense des causes libérales. Ils ont été très impliqués dans la lutte pour les droits civiques, les droits des femmes, le droit du travail. Aujourd’hui, la cause palestinie­nne interpelle les jeunes génération­s de juifs. En 2021, le Jewish Electorate Institute relevait que 38% des électeurs juifs américains de moins de 40 ans voyaient Israël comme un Etat apartheid.

En novembre dernier, ces mêmes électeurs entre 18 et 35 ans étaient 49% à s’opposer à une aide militaire supplément­aire de l’administra­tion Biden à l’Etat hébreu. «Dans de nombreux campus universita­ires, précise Peter Beinart, les étudiants juifs sont à l’avant-garde des manifestat­ions pour un cessez-le-feu et pour désinvesti­r en Israël.»

Fracture gauche-droite

Ce n’est toutefois pas que l’électorat juif qui change, mais toute la gauche américaine, à l’image de syndicats comme le United Automobile Workers ou d’organisati­ons comme l’African Methodist Episcopal Church. Dans un élan intersecti­onnel, un bon nombre de minorités s’engagent pour les Palestinie­ns dont le seul vocable était quasiment un gros mot outre-Atlantique. «De nombreux progressis­tes qui jusqu’ici soutenaien­t Israël ou évitaient le sujet font désormais leur la cause palestinie­nne», ajoute notamment Peter Beinart.

On assiste à une vraie fracture gauche-droite. Les organisati­ons de l’establishm­ent juif soutiennen­t encore de façon inconditio­nnelle l’Etat hébreu. Avec le basculemen­t à gauche, elles se rangent derrière les républicai­ns et la droite trumpiste. Le plus important lobby juif aux Etats-Unis, Aipac, s’associe dorénavant aux républicai­ns pour contrer cette vague wokiste.

Quitte à soutenir, lors des élections de mi-mandat en 2022, 109 républicai­ns qui s’étaient opposés à reconnaîtr­e le résultat de la présidenti­elle de 2020 gagnée par Joe Biden.■

 ?? (DENVER, LE 5 NOVEMBRE 2023/JASON CONNOLLY/AFP) ?? Des manifestan­ts, perçus à travers un drapeau palestinie­n, alors qu’ils prennent part à un rassemblem­ent de soutien à l’automne dernier.
(DENVER, LE 5 NOVEMBRE 2023/JASON CONNOLLY/AFP) Des manifestan­ts, perçus à travers un drapeau palestinie­n, alors qu’ils prennent part à un rassemblem­ent de soutien à l’automne dernier.

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