Saint-Maurice, chanter l’histoire plutôt que l’effacer
Je n’avais pas 12 ans lorsque je suis entré à l’internat de Saint-Maurice. Cette riche époque se révéla d’une densité particulière. Je lisais alors les Bob Morane d’Henri Vernes, dans la collection Marabout. A la fin de chaque aventure, Marabout proposait un jeu culturel à ses jeunes lecteurs: il s’agissait de questions d’ordre historique, archéologique ou de culture générale, plutôt difficiles, et en tout cas hors de ma portée. On remplissait ces questionnaires et on gagnait en retour des «chevrons» qui permettaient d’obtenir des livres.
Un chanoine m’aidait à répondre aux questions; et ce que je retiens, au-delà de son aide, dépasse tout ce que je pouvais souhaiter: je me rendais avec lui dans la bibliothèque de l’abbaye! On traversait de longs couloirs frais et silencieux, on grimpait une rampe d’escaliers de pierre; il ouvrait une porte en bois, poussait le lourd battant et nous pénétrions alors dans la plus belle chose qui soit au monde.
J’étais médusé en entrant dans cet univers odorant comme devait l’être Adso de Melk dans Le Nom de la rose. Le moine déplaçait une échelle de bois polie par les ans, se repérait dans les rayonnages, consultait de forts ouvrages, les ouvrait devant moi et j’étais fasciné par tant de livres magnifiques, par cette senteur si particulière, par le jeu de ses mains fines le long des pages. Son index s’arrêtait alors sur ce qu’il recherchait et je n’avais plus qu’à copier avec soin la réponse.
A ce moment, j’étais loin des aventures de Bob Morane et de Bill Ballantine. J’étais au coeur de ce qui allait devenir une évidence qui ne me quitterait plus jamais: la vraie vie est dans l’écriture. J’ai ensuite écrit un roman sur mon passage entre ces murs (Les Chevaux de la pluie, L’Aire, 1991; réédité en Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 2001.).
Aujourd’hui, de retour en Valais depuis une année, je suis consterné.
Dans le contexte de révélations d’abus sexuels, le chef du Département de la formation, Christophe Darbellay, a réagi dans la précipitation. Face à des révélations qui nous ont tous choqués, il convient toutefois d’agir avec intelligence et nuance, plutôt que bruyamment. Laissons la justice faire son oeuvre, pensons aux vies brisées par les abus sexuels, accompagnons les victimes. Les autorités se trompent pourtant en voulant punir toute l’institution pour des crimes commis par quelques chanoines qui n’ont rien à faire avec le lycée.
Développement réjouissant: le gouvernement valaisan n’est pas parvenu à ses fins dans sa volonté de normaliser le collège de Saint-Maurice. En effet, après les multiples pressions, des chanoines continuent à y enseigner, le recteur-chanoine a été rétabli dans sa fonction. Il faut dire qu’une lettre des professeurs a été adressée au département, qu’une forte réaction des élèves s’est élevée, que les parents se sont manifestés, qu’une pétition comptant en deux semaines plus de 1600 paraphes a été déposée au Grand Conseil. Or, dans les faits, seuls 2% du corps enseignant du lycée-collège sont des prêtres. Mais chacun sait que l’établissement jouit d’une longue histoire et, avant qu’il ne devienne un collège racheté par l’Etat du Valais, il a été adossé durant de longues décennies au souffle de l’abbaye. C’est là, dans la mission d’enseignement, qu’il faut rechercher l’origine de sa très bonne réputation.
D’où son nom aussi. Certes, il a parfois changé de nom mais dans l’esprit comme dans le coeur de tous ceux qui ont «fait» Saint-Maurice, il demeure pour tous – parce que c’est ainsi que le récit a été écrit, parce que c’est ainsi qu’en lui chante l’histoire – le Collège de l’abbaye de Saint-Maurice. Christophe Darbellay nous assure qu’il est impératif que les quatre collèges du Valais, y compris Spiritus Sanctus de Brigue (qui ne change pas de nom, lui) soient laïcs. Fort bien, on applaudit! Mais il ajoute dans le même élan au cours de l’émission
52 minutes de la RTS qu’«ils ne seront plus tout à fait mille étages au-dessus des autres». C’est dit!
La vraie raison de cette prétendue laïcisation du collège n’est autre que la volonté de rogner ce qui dépasse, ou du moins ce qui prétendument dépasse; la détestation de ce qui s’élève. Or c’est l’étymologie du mot «élève» qu’il faut interroger. Elever, c’est instruire, développer, donner de l’ampleur, faire monter, porter plus haut, bref tenter de rejoindre les étages du dessus, fussent-ils mille. Le rôle premier de l’école est d’élever grâce au savoir, de fournir à chaque élève de quoi regarder vers le haut: le haut de la langue, celui des sciences, celui des arts et du sport. En aucun cas de supprimer des étages, de simplifier, de retrancher! L’école est un des endroits où le rasoir d’Ockham est malvenu. Il y est partout aujourd’hui.
«Collège de l’abbaye de Saint-Maurice», magie des noms propres de notre adolescence. Chacun sait que le nom propre n’est jamais anodin; il individualise l’objet ou l’être qu’il désigne. Le nom propre est un coup de chapeau toponymique! Son charme est de jouer sur quelques syllabes familières, que chacun connaît, alimente de son propre vécu, que chacun répète intérieurement. Il appartient à notre langue intime. C’est la raison pour laquelle tant de personnes attachées à ce collège, tant de parents, tant d’étudiants, tant de personnalités valaisannes et romandes s’allient pour le garder. Il est des noms propres qui sont communs! Communs au Valais et à la terre romande.
Bien sûr, la mode est à l’effacement. Tout comme jadis, on effaçait sur les photographies officielles de l’Union soviétique le visage des dignitaires tombés en disgrâce, on veut gommer certains éléments qu’on décrète tombés en discrédit. On mystifie. Dans les faits, nul discrédit n’entache le Collège de l’abbaye de Saint-Maurice. Il est bien conduit. La preuve? On y réintègre le recteur, on y maintient l’aumônerie ainsi que les crucifix dans les salles de classe et les prêtres qui y enseignent.
On ambitionne en plus de modifier le «logo» du collège. Du passé faire table rase, en somme. Le rôle du logo est de repérer en un clin d’oeil de quoi il s’agit. La croix tréflée joue ce rôle de repère: elle tisse un lien entre le récepteur et l’institution, tout comme les 13 étoiles ou un blason; le logo est un ambassadeur visuel et c’est la patine du temps qui l’impose comme tel. Il est tout de même curieux qu’à l’heure où tout le monde déplore la disparition des repères, l’effacement des valeurs phares, on veuille défaire les noms et les logos alors qu’il serait si urgent de bâtir, de construire et de ne pas demeurer à mille étages au-dessous.
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Développement réjouissant: le gouvernement valaisan n’est pas parvenu à ses fins dans sa volonté de normaliser le collège de Saint-Maurice