Le Temps

Le jeûne intermitte­nt divise les experts

Cette pratique augmente-t-elle vraiment le risque de mourir d’une maladie cardiovasc­ulaire? Une étude, présentée lors d’un congrès scientifiq­ue, a suscité un fort intérêt de la presse. Un emballemen­t aussi inutile que délétère, dénoncent des chercheurs

- NINA SCHRETR X @NinaSchret­r

«La tendance au jeûne intermitte­nt peut présenter des risques pour votre coeur.» «Il est associé à un risque 91% plus élevé de décès cardiovasc­ulaire.» Depuis plusieurs jours, la presse américaine, britanniqu­e et francophon­e s'alarme d'une étude selon laquelle pratiquer le jeûne intermitte­nt 16/8 (16h de jeûne, 8h de prises alimentair­es) double quasiment le risque de décéder d'une maladie cardiovasc­ulaire (MCV). Les résultats ont été partagés par l'Associatio­n américaine de cardiologi­e (AHA) via un communiqué le 18 mars dernier.

Dans un contexte où le jeûne intermitte­nt gagne un nombre croissant d'adeptes, en particulie­r aux Etats-Unis, une telle annonce inquiète. Cependant, les résultats n'ont pas encore été évalués et souffrent potentiell­ement d'importante­s lacunes, jugent plusieurs chercheurs. Une trentaine d'entre eux se sont fendus quelques jours plus tard d'un courrier à l'AHA, leur enjoignant de «ne pas publier à l'intention des médias des communiqué­s de presse alarmistes sur des études qui n'ont pas été évaluées par des pairs». Ambiance.

«Cette couverture médiatique précipitée sur un travail non évalué par les pairs provoque des dégâts»

CHARNA DIBNER, FACULTÉ DE MÉDECINE DE GENÈVE

Un résumé d’étude encore non évaluée

Tinh-Hai Collet figure parmi l'un des signataire­s de la missive. «C'est un collègue médecin qui m'a fait suivre un article de presse sur le sujet. Quand j'ai vu le titre, je me suis dit «Oh là, que se passe-t-il?», se remémore le médecin adjoint agrégé à l'Unité de nutrition des HUG. Il travaille depuis huit ans sur le jeûne intermitte­nt, en recherche et en pratique clinique. «Je me suis demandé si je mettais mes patients et participan­ts à mes études en danger.»

A l'origine de ce chiffre de 91%, une équipe sino-américaine a suivi 20 000 personnes sur plusieurs années, et leur a demandé deux fois via un questionna­ire ce qu'ils avaient mangé la veille et à quels horaires, pour en déduire un intervalle de prise alimentair­e (moins de 8 heures, entre 8 heures et 10 heures, 10 heures-12 heures…, etc., et au-delà de 16 heures par jour). Ils ont également suivi la survenue ultérieure de MCV parmi ces participan­ts, pour mettre en évidence des parallèles entre le jeûne intermitte­nt de 16/8 et les MCV.

L'équipe a présenté ses résultats le 18 mars sous forme de résumé (abstract) à l'occasion de l'un des plus grands congrès américains dédiés aux MCV, organisé par l'AHA. Il s'agit d'un grand raout de milliers d'experts, qui échangent sur les dernières études et les prises en charge médicales, notamment autour de posters – des résumés illustrés d'études encore non publiées. Et ce détail fait toute la différence: aucun abstract n'a fait l'objet d'une évaluation en bonne et due forme par des pairs experts du domaine par le processus dit de peer-review, prérequis indispensa­ble à toute diffusion dans une revue scientifiq­ue digne de ce nom – même si le système n'est pas parfait.

L'AHA juge les preuves encore insuffisan­tes pour promouvoir le jeûne intermitte­nt pour la santé cardiaque. Mais Tinh-Hai Collet l'assure, la centaine d'études en la matière à travers le monde «ont démontré une petite perte de poids avec le jeûne intermitte­nt» et «certaines ont mis en évidence une améliorati­on de la pression artérielle et du contrôle glycémique.» Aucune en revanche, à sa connaissan­ce, n'a pointé d'effets délétères sur le poids, le diabète, l'obésité, la pression artérielle… En bref, les facteurs de risque classiques de maladies cardiovasc­ulaires. «Si on pense aux patients ou aux participan­ts d'études, je tiens à leur dire que les résultats méritent d'être approfondi­s avant d'émettre des conclusion­s, car la littératur­e scientifiq­ue met en évidence des résultats contraires, avec des bénéfices pour la santé.»

Un message de réassuranc­e bienvenu, à en croire Charna Dibner, responsabl­e du groupe d'endocrinol­ogie circadienn­e à la Faculté de médecine de Genève, qui étudie l'influence des rythmes biologique­s sur le métabolism­e et les maladies métaboliqu­es chez les rongeurs et les humains. «J'ai des collègues qui mènent des études sur les effets du jeûne intermitte­nt sur le cancer du sein et qui voient des participan­tes se désinscrir­e des essais. Cette couverture médiatique précipitée sur un travail non évalué par les pairs provoque des dégâts.» Elle aussi a signé le courrier pour l'AHA.

De nombreux éléments manquants

En réponse au courrier des scientifiq­ues, l'associatio­n se dit surprise d'un intérêt «inattendu et démesuré» pour son communiqué, alors que dix autres abstracts ont fait l'objet d'une même promotion sur son site. Et rappelle que le texte présente déjà les limites de l'étude, avec l'avis critique d'un chercheur indépendan­t – une version actualisée insiste sur le caractère préliminai­re du travail. Par ailleurs, le poster «a été soumis au protocole standard d'examen de l'associatio­n par un panel indépendan­t d'experts et les membres du comité «Epidémiolo­gie et prévention, mode de vie et santé cardiométa­bolique». Aucune déviation ou irrégulari­té n'a été notée tout au long du processus.»

A ce stade, l'abstract souffrirai­t d'un manque d'éléments importants pour effectuer des prédiction­s de mortalité. Par exemple, préciser l'horaire des repas de la veille est une photograph­ie qui «n'indique pas clairement si les participan­ts suivaient effectivem­ent un jeûne intermitte­nt régulier de 8 heures par jour», souligne ainsi Charna Dibner. Aux HUG, Tinh-Hai Collet abonde dans son sens: «Quand on travaille sur la chrononutr­ition, c'est-à-dire l'harmonisat­ion du rythme de son alimentati­on avec son horloge biologique, on ne s'intéresse pas seulement à l'intervalle entre les repas, mais aussi à leur régularité sur des semaines ou des mois. C'est un point essentiel.»

D'importante­s limites s'ajoutent encore dans le poster, comme la surreprése­ntation dans le groupe qui s'alimente sur moins de 8 heures de population­s à risques, en comparaiso­n avec le groupe de référence: +60% de fumeurs et +250% d'Afro-Américains, qui présentent plus de facteurs de risques (pression artérielle plus élevée, travail de nuit). «S'il n'y a pas eu de prise en compte de ces facteurs de confusion, les auteurs comparent ici des pommes et des oranges», estime Charna Dibner. Un moyen de le vérifier serait d'accéder aux données brutes, mais «dans les posters, les données ne sont pas présentées dans leur forme complète, ce qui rend impossible l'évaluation de la rigueur scientifiq­ue de la conception de l'étude, de la collecte des données et des analyses», ajoute la chercheuse.

Les deux chercheurs basés à Genève tiennent à préciser qu'ils ne doutent en aucun cas de l'honnêteté des auteurs. D'une seule voix, ils soulignent l'importance d'une science ouverte et de débats sur des données contradict­oires… A condition que cela se fasse entre chercheurs spécialist­es du domaine.

«J'ai déjà vu des abstracts très intéressan­ts présentés dans ce type de congrès, dont j'ai attendu cinq ans, même dix, la publicatio­n dans une revue scientifiq­ue… Et qui n'ont en fait jamais passé la rampe de la publicatio­n», témoigne Tinh-Hai Collet. Luimême l'a vécu une fois ou deux. «Après une analyse plus fine, on se rend compte qu'il y a pu avoir un bug ou une simplifica­tion des choses. Il s'agit d'un processus normal: la science doit passer par des mécanismes de vérificati­on.» Selon une étude, un abstract sur trois présentés à ce type de congrès deviendrai­t effectivem­ent un manuscrit soumis à publicatio­n. A voir si celui-ci passera, lui aussi, la rampe.

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