Gueuler au théâtre?
«On comprend pas ce que tu dis, Isabelle!» C’est ce qu’un spectateur, au Théâtre de la ville de Paris, a lancé au cours d’une représentation de Bérénice d’après Racine (qui sera présentée l’automne prochain à la Comédie de Genève). Alexandre Demidoff a dit ici même le bonheur que ce spectacle lui avait procuré, où il a goûté voir Isabelle Huppert, seule en scène ou presque, revisiter à travers l’héroïne racinienne sa propre histoire de comédienne toujours avide de transgressions théâtrales. Aimé également la mise en scène de Romeo Castellucci, ce créateur d’images parfois sublimes destinées à creuser les silences d’un texte plutôt que ce qui y est dit, l’imaginaire d’une narration plutôt que son récit.
Mais ce spectacle aura rudement clivé. Spectateurs outrés de voir la tragédie de Racine réduite aux tirades de la reine délaissée. Incompréhension devant les radiateur, machine à laver, ballon de basket, autres accessoires tombés des cintres, alors que la voix d’Isabelle Huppert déformée par le vocodeur peine à faire entendre les alexandrins sublimes. «On ne voit rien et on entend mal. Que demander de plus?» a titré ironiquement le magazine Slate, résumant l’avis d’une frange de spectateurs furieux d’assister à une forme de mise à mort de l’intelligibilité comme du sens.
Et donc cette apostrophe du spectateur: «On comprend pas ce que tu dis, Isabelle». Avait-il le droit d’exprimer ainsi sa frustration, puis de rire, puis de huer la comédienne – comme une partie de la salle au cours des représentations? Deux écrivains le contestent dans une tribune publiée par Libération. Atteinte insupportable à la vulnérabilité de l’artiste, disent-ils en substance. Ils en pleurent et le disent. Le critique de
Libération Didier Péron leur répond dans le même numéro: «Il ne faut pas surjouer l’émotion ou l’étonnement», écrit-il, constatant que le public des théâtres est aujourd’hui beaucoup plus docile qu’autrefois, en contraste avec la foire d’empoigne numérique où tout se vomit sans scrupule.
Les arts de la scène ont pourtant connu des siècles plus agités. Des Enfants du paradis, ce public populaire pétulant des derniers balcons filmé par Marcel Carné aux terribles «loggionisti» de la Scala de Milan qui huent les sopranos stridentes, les publics ont souvent tempêté en salle pour manifester leur dépit. Diderot, au XVIIIe siècle, l’écrivait déjà: «Nos théâtres étaient des lieux de tumulte. […] On s’agitait, on se remuait, on se poussait, l’âme était mise hors d’elle-même. Or, je ne connais pas de disposition plus favorable au poète.»
On songe aussi à l’excellent film de Quentin Dupieux, Yannick, où un spectateur interrompt une pièce qu’il juge mauvaise et exige, pistolet en main, que les comédiens jouent quelque chose de plus distrayant, jusqu’à terroriser la salle. Sans aller jusque-là, ni au souhait de voir tout un chacun, devant un spectacle, exprimer à haute voix ses réactions, on peut regretter que les publics du théâtre de création semblent aujourd’hui tétanisés par la peur de passer pour des sots. Ne pas aimer, n’est-ce pas s’exposer au risque de montrer qu’on n’a rien compris, de passer pour un sot? Comment oser la spontanéité du désaccord bruyant, lorsque la note d’intention du metteur en scène déploie une telle intelligence d’analyse? Au royaume du théâtre contemporain (et de tant d’autres formes de création), pourtant si désireux dans ses ambitions d’inclure les non-publics, de s’ouvrir à l’altérité, de mettre ses thèses en débat, une sourde forme d’intimidation a en réalité pris corps, figeant une relation qui gagnerait à retrouver des formes plus spontanées d’expression. Autre que le départ en milieu de représentation, ce vote par les pieds qui n’est pas, lui non plus, sans violence pour les artistes. ■