«La guerre à Gaza aggrave la situation»
PROCHE-ORIENT Selon Ghassan Salamé, professeur émérite en relations internationales à Sciences Po Paris, le monde est plongé dans une période de déception et de contradictions. Son origine? L’invasion américaine de l’Irak, en 2003
Il a servi en tant que représentant spécial et chef de la Mission d'appui des Nations unies (ONU) en Libye, de 2017 à 2020. Ghassan Salamé, désormais professeur émérite en relations internationales à Sciences Po Paris, a également été ministre de la Culture et de l'Education au Liban, où il a été l'un des architectes de l'initiative de paix arabe, inspirée par l'Arabie saoudite pour mettre fin au conflit israélo-arabe et adoptée lors du sommet arabe de Beyrouth en 2002. Auteur d'un nouveau livre La tentation de Mars – Guerre et paix au XXIe siècle, Ghassan Salamé soutient qu'à une période d'espoir durant les quinze dernières années après la Guerre froide a suivi celle de la déception et des contradictions. Ce qui, selon lui, aggrave désormais la guerre à Gaza.
Dans votre livre, vous expliquez qu’une vision irénique, portée par la démocratisation et la mondialisation, a été remplacée par un monde de contradictions. Comment décririez-vous ce système dans lequel on se trouve à présent? Le monde est passé par une période de quarante-cinq ans, de 1945 à 1990, que tout le monde a appelée la Guerre froide. Puis trente-trois ans se sont passés après la chute du mur de Berlin et on continue d'appeler cela l'«après-Guerre froide». C'est tout de même étrange que, après un tiers de siècle, on ne trouve pas un nom plus spécifique. De fait, cette période est pleine de courants contradictoires. Je l'ai divisée en deux, d'abord une première période, de promesses, qui a duré à peu près quinze ans. Puis une période que j'ai appelée celle de la déception.
Parmi les critères que vous choisissez pour séparer ces périodes, vous prenez notamment celui de «la dérégulation de la force». En quoi est-ce significatif? Il y a eu un grand recours à la force en 1990, pour libérer le Koweït après le coup de force irakien. Mais cela s'est fait comme le prévoit la Charte des Nations unies. Treize ans plus tard, en 2003, il y a eu une nouvelle guerre contre l'Irak. Mais cette fois-ci, il s'agit d'une guerre menée sans résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, mais aussi avec l'opposition de pays importants du système international, comme la Russie, la France, l'Allemagne…
Quelles ont été les conséquences? S'est ensuivi un phénomène auquel nous n'accordons pas assez d'importance, qui est celui de l'émulation. Les grandes puissances s'observent mutuellement et s'encouragent à faire de même. Cela se confirme dans les discours tenus par des dirigeants russes, iraniens, chinois ou turcs… Après l'invasion de l'Irak en 2003, par les Etats-Unis de George W. Bush, chacun s'est dit: si le pays qui a joué le rôle le plus important dans l'établissement de l'ONU et d'un monde dominé par le droit viole lui-même cette règle, pourquoi pas nous?
«Aujourd’hui, la principale faiblesse de la politique occidentale est le manque de cohérence»
C’est un argument que le président russe Vladimir Poutine a utilisé pour justifier l’invasion de l’Ukraine. On le voyait déjà en 2004-2005, après l'affaire irakienne. C'est très clair avant l'invasion en Géorgie en 2008. Poutine a évoqué cela à la
Conférence de sécurité de Munich de 2007: si vous brisez l'ordre international, pourquoi devrais-je le respecter?
Vous appelez l’invasion de l’Irak «le péché originel de l’ère nouvelle». Comment peut-on s’en sortir? On pourrait certainement rétablir des normes communes qui ont été produites par l'Occident, mais que l'Occident lui-même n'a pas respectées. Malheureusement, ce qui se passe à Gaza ne fait qu'aggraver la situation. Parce que nous avons affirmé que Vladimir Poutine ne doit pas utiliser l'arme de la faim contre les Ukrainiens, mais les Israéliens utilisent cette même arme contre les Palestiniens. Nous ne pouvons pas le nier. Ce n'est pas le Hamas qui le dit, c'est l'ONU. Nous avons affirmé qu'il ne faut pas de punitions collectives, mais c'est ce que nous infligeons aux Palestiniens. La guerre à Gaza, loin de réparer l'erreur de 2003, ne fait que de l'aggraver. On peut certes revenir à un monde de normes, et à l'idée de revitaliser le Conseil de sécurité, mais on ne peut pas le faire en continuant d'appliquer des normes et des droits de manière incohérente. C'est ce manque de cohérence qui est aujourd'hui la principale faiblesse de la politique occidentale.
Vous avez participé à des efforts de médiation pour la paix entre Israël et les pays arabes. Comment voyezvous l’évolution de la situation? J'ai toujours imaginé la possibilité d'une ouverture au ProcheOrient, mais je dois avouer que depuis l'assassinat de Yitzhak Rabin (1995), et surtout depuis la mise en application de la politique du Grand Israël, cette idée qui consiste à coloniser et à annexer la Cisjordanie, il y a un élément de trouble permanent. Je suis assez sceptique, car je ne vois pas comment les Israéliens pourront sortir de ce projet extrêmement déstabilisant du Grand Israël. Je ne vois pas l'Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas pouvoir gouverner, ni avec le Hamas ni sans lui. Et je ne vois pas les Américains jouer le rôle d'intermédiaires alors qu'ils sont en pleine campagne électorale. C'est pourquoi je ne suis pas optimiste sur le court terme. Il pourrait y avoir un échange de prisonniers et un cessez-le-feu, mais les données fondamentales du conflit sont là, et je ne vois pas sur les trois tableaux, palestinien, israélien et américain, d'acteurs en état aujourd'hui de réaliser ou même d'imaginer une sortie par le haut qui signifierait quelque chose de constructif pour l'avenir.
■