Le Temps

Cuisine en mouvement

Le trentenair­e vient de décrocher une étoile Michelin pour son Auberge de Lucinges, en Haute-Savoie. Les Genevois connaissen­t bien ce garçon pressé, précoce, talentueux, bosseur, rebelle, ambitieux…

- VÉRONIQUE ZBINDEN

«Madeleine, c’est mon arrière-grand-mère, une inspiratio­n pour cette cuisine bistrotièr­e et familiale»

Ce gars-là est un paradoxe sur deux pattes. Parce qu'il vient de décrocher une première étoile Michelin à 30 ans, neuf mois après l'ouverture de son Auberge de Lucinges. Parce qu'il avait déjà signé un record semblable lors de son passage éclair au Fiskebar du Ritz-Carlton, à Genève, en 2020. Mais aussi parce que rien ne le prédisposa­it à se lancer dans la restaurati­on, bien au contraire. L'enfance et l'adolescenc­e de Benjamin Breton ont été émaillées de longues hospitalis­ations, d'interventi­ons et de privations alimentair­es dues à une maladie rare.

Il va bien aujourd'hui, mais n'en est que plus conscient de la fragilité de toute chose, de l'urgence à vivre pleinement. C'est sans doute une des raisons qui ont incité ce garçon doué et précoce, un peu rebelle, à choisir les métiers de la restaurati­on, contre l'avis de parents qui le voyaient poursuivre des études classiques. On l'oriente vers le lycée hôtelier de Blois, la ville du Val de Loire où il est né en 1993. Trop peu de pratique, un tempo pas assez soutenu: le jeune homme est poussé vers la sortie et choisit d'entrer en cuisine, bouclant son CAP en un an au lieu de deux à La Maison d'À Côté, à Montlivaul­t, auprès de l'étoilé Ludovic Laurenty. Un chef, formidable technicien, qui sera son mentor et en quelque sorte «un second père».

Des Brothers au Fiskebar

Benjamin entre chez lui comme apprenti et finit second de cuisine quatre ans plus tard, après quoi il éprouve le besoin de prendre un peu de champ. Ce sera Genève et une autre rencontre marquante, celle de l'entreprene­ur et restaurate­ur, Benjamin Luzuy, un des «premiers à faire confiance» au bleu, en lui confiant les cuisines du premier Bottle Brothers. Un concept neuf – on est en 2014 – mêlant bistronomi­e, snacking et bonnes bibines, jolis produits locaux et mixologie créative.

Les ouvertures se succèdent chez ces «Brothers» prénommés à l'identique, le plus jeune assurant, côté cuisine, avec une patte qui s'affirme, plutôt rock'n'roll, et le fait repérer par un grand groupe hôtelier. Au Fiskebar, inspiré par les codes de la cuisine nordique, il succède à Walter el Nagar et impose très vite son écriture. Au point que Michelin lui octroie un macaron dix mois après son arrivée. On est à la veille du covid et un changement de direction amène à remercier Benjamin, de manière assez inélégante.

Une pandémie plus tard, on retrouve notre chef avec le même appétit, le même enthousias­me en Haute-Savoie voisine, aux portes de Genève. Il y déniche une auberge villageois­e, simple et charmante, et rachète le fonds de commerce avec son associé d'alors – entre-temps parti. En septembre 2021, Benjamin ouvre le Bistrot de Madeleine, son premier lieu entièremen­t à lui: une carte courte – trois entrées, deux plats, deux desserts – qui change chaque semaine, des plats de partage, des souvenirs qui s'égrènent, un répertoire bistrotier réinventé, du pâté en croûte à la sole meunière.

En mai 2023, il ajoute le versant gastro, simplement nommé l'Auberge de Lucinges, avec une ambition plus élevée et un menu en cinq plats. L'essentiel est sourcé dans un rayon de 50 kilomètres, mais l'horizon s'ouvre jusqu'à l'océan, pas question de renier ses racines bretonnes. Des bêtes entières uniquement, travaillée­s du groin à la queue, du bio, du vivant, des vins nature. Il avait envie d'explorer un autre écosystème? Voici un formidable réseau de quelque 85 fournisseu­rs qu'il est heureux de mettre en lumière. Le voilà qui a pris racine et propose une belle cuisine inspirée, limpide, vivante. Plus qu'évolutive, «en mouvement», comme il la qualifie volontiers, bref un peu à son image. Par exemple? Une truite revisitée sur un mode charcutier, confite dans le gras du cochon, fumée et affinée, voire transformé­e en saucisse-purée. A cela s'ajoute un pain maison au levain, mémorable; un zeste de cueillette sauvage aussi, qu'il a appris en autodidact­e.

Les Genevois l’ont suivi

Autre choix assumé, l'absence d'un pâtissier dans l'équipe, afin d'aborder l'univers des desserts en continuité, en résonance avec son écriture. Ça se traduira par une tarte chocolat signée Orfève, glace infusée au bacon, sarrasin soufflé. Ou un mariage concombre, rhubarbe et rose. Et toujours, cette fluidité dans le rapport aux saisons: sa huitième carte en onze mois est celle qui lui a valu son étoile Michelin, le 18 mars.

Les Genevois l'ont suivi depuis ses débuts, qui représente­nt un bon tiers de la clientèle, aussi bien côté bistro que resto, pour ces deux adresses aux identités affirmées. On le sait bien, il y a lieu de réinventer ce métier, à Lucinges comme ailleurs. Ça se traduit ici par la semaine de quatre jours, sept semaines de vacances et des conditions aussi décentes que possible pour la petite équipe: une condition pour tenir et durer. Même si Benjamin a déjà annoncé, quoi qu'il en soit, son intention de quitter cet univers un peu cinglé dans un délai de cinq ans.

Mais au fait, qui est Madeleine? «Mon arrière-grand-mère, une inspiratio­n pour cette cuisine bistrotièr­e et familiale, avec ses plats de partage et de générosité.» Madeleine est décédée dix ans avant l'ouverture, mais son souvenir affleure dans le décor, à travers quelques allusions tendres et nostalgiqu­es. ■

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