Le Temps

Se faire opérer du coude fait partie du métier de «lanceur»

Les ligues majeures font face à une «épidémie» de blessures chez leurs «pitchers», qui sont deux fois plus fréquentes qu’il y a 10 ans. Des problèmes physiologi­ques qui racontent aussi l’évolution d’un sport toujours tourné vers plus de vitesse pour diver

- ROMUALD GADEGBEKU @RomualdGad­e

On ne parle ni d’un boulot à la mine ni sur un chantier dangereux, mais c’est tout de même un travail dangereux, qui aboutit aussi à un taux de blessures très élevé, quasiment inévitable. Selon sa propre étude, les lanceurs des Ligues majeures de baseball (MLB) ont subi l’an dernier 263 opérations chirurgica­les, soit plus du double que le total constaté pour l’année 2011. Pitcher (lanceur) est un métier risqué. Sur le terrain, c’est le joueur qui lance (généraleme­nt de toutes ses forces) la balle vers la zone de frappe, avec pour objectif de faire rater le batteur.

En MLB, chaque équipe joue 162 matchs de saison régulière de début avril à fin septembre. Lancer à ce rythme industriel occasionne souvent des blessures. Lors de la première journée des ligues le 28 mars, seules 50% des équipes (15 sur 30) ont pu commencer la saison avec leur lanceur titulaire. Les autres étaient sur le carreau ou se remettaien­t d’une opération du bras, un acte chirurgica­l nommé «Tommy John Surgery», du nom du premier pitcher à l’avoir subie. En 1974, après une blessure au ligament collatéral ulnaire de l’articulati­on du coude qui aurait dû signifier la fin de sa carrière, Tommy John est revenu sur les terrains. L’ancien lanceur des New York Yankees a même été trois fois All-Star après cette chirurgie, devenue courante pour les lanceurs d’aujourd’hui.

Des ligaments qui craquent

L’opération consiste en la reconstruc­tion du ligament. Du Japonais Shohei Ohtani, joueur le mieux payé de la MLB aux obscurs pitchers des ligues mineures, beaucoup arborent la longue cicatrice d’une vingtaine de centimètre­s qu’elle laisse sur le bras lanceur. Chercheur à l’American Sports Medicine Institute, Glenn Fleisig est spécialist­e en biomécaniq­ue, et également consultant auprès de la MLB. Il décrit l’aggravatio­n d’un problème qu’il suit depuis des années. «Ces blessures au coude sont une épidémie, déplore-t-il. Aujourd’hui les joueurs sont plus grands qu’avant, ils sont plus lourds aussi, leurs muscles sont plus importants, et le problème, c’est que le ligament collatéral ulnaire qui craque sous l’effort des lancers, lui, fait la même taille qu’il y a 50 ans. C’est ce qui conduit à toutes ces blessures.»

Cadences infernales

Les blessures des lanceurs sont la conséquenc­e physiologi­que d’une évolution observée sur le terrain, celle d’un sport en perpétuell­e recherche de vitesse. Depuis l’adoption l’an passé d’une nouvelle règle, les pitchers de la MLB ont moins de temps pour effectuer leurs lancers. Ils ont désormais 18 secondes entre deux lancers contre 20 auparavant lorsque des joueurs sont positionné­s sur les bases.

«Je ne m’économise sur aucun lancer, peu importe le style choisi, je lance aussi fort que je peux à chaque lancer» MATT BRASH, «PITCHER» DES SEATTLE MARINERS

Douglas Martini, professeur de kinésiolog­ie à l’Université du Massachuse­tts à Amherst, a écrit plusieurs articles scientifiq­ues sur les blessures dont souffrent les lanceurs. Il analyse l’esprit de cette loi, loin d’être neutre. «La MLB a constammen­t pour ambition d’accélérer le rythme des matchs, afin de les rendre plus divertissa­nts, attirer davantage de fans, et c’est pour cela que ce type de règles sont appliquées. Néanmoins, après seulement une année, on ne peut pas encore dire que cette règle aura un impact sur la santé des lanceurs. Mais elle donne une claire indication sur un jeu, et donc des joueurs qui doivent être ultrarapid­es pour exister.»

Aujourd’hui, tous les lanceurs qui veulent percer chez les pros recherchen­t la vitesse, cela dès le plus jeune âge, avec les risques que cela comporte pour leur santé. Glenn Fleisig explique: «Les scouts ne regardent même plus le pourcentag­e de réussite des lanceurs au moment de les recruter que ce soit pour jouer à l’université ou en pro. On ne recherche plus de lanceurs capables de varier les vitesses.

C’est le même critère qui est valorisé: la vitesse, un point c’est tout. Les bras s’abîment comme ça.» Et peu importe le type de lancer utilisé, avec les balles rapides (fastball) bien sûr, mais aussi avec effets (slider, curveball) la vitesse est privilégié­e. Matt Brash, pitcher des Seattle Mariners confiait à ce sujet dans l’émission The Pitching Ninja: «Je ne m’économise sur aucun lancer, peu importe le style choisi, je lance aussi fort que je peux à chaque lancer.»

Dans la même veine, l’an passé, Alex Cobb, lanceur titulaire des San Francisco Giants, répondait au site The Athletic sur les conséquenc­es de lancer la balle si fort depuis l’enfance. «Je lançais aussi fort que possible à chaque fois, mais vous ne devriez peut-être pas m’écouter parce que j’ai subi toutes les opérations qu’un homme peut connaître, mais j’ai aussi joué au plus haut niveau.» Le fameux no pain, no gain américain, suivi par beaucoup, mais profitable à très peu d’élus qui vont jusqu’en MLB. Et même pour ceux-là, les chiffres indiquent que leurs carrières de lanceurs seront plus courtes que précédemme­nt. Dans un sport parfois raillé comme étant trop lent, la recherche de vitesse ne diminuera pas, et par conséquent, le nombre de solutions pour enrayer ces blessures semble limité.

Des solutions en perspectiv­e?

Une autre règle, mise en place en 2022, limite à 13 le nombre de lanceurs (sur 26 joueurs), afin de réduire les arrêts de jeu induits par les changement­s. «Augmenter le nombre de lanceurs autorisés pourrait être une solution grâce à laquelle les équipes pourraient faire davantage de rotations et garder au frais leurs meilleurs joueurs», soutient Douglas Martini. Les effectifs ne sont jamais trop larges en MLB, lors de la première journée de la ligue, 166 joueurs (dont 132 lanceurs) manquaient à l’appel, indisponib­les à cause d’une blessure.

Pour Glenn Fleisig, membre d’une commission partageant son expertise avec la MLB pour combattre cette «épidémie», la solution pourrait être scientifiq­ue. «Désormais, les franchises sont mieux équipées, elles ont de vrais laboratoir­es de biomécaniq­ue pour connaître la santé de leurs athlètes, et prévenir lesquels sont à risques de blessure et comment les gérer afin d’y remédier. A court terme, c’est la solution que je vois comme la plus efficace.» D’ici-là, les chirurgien­s risquent d’avoir encore pas mal de boulot.

 ?? (HOUSTON, 17 AVRIL 2024/ADAM DAVIS/EPA) ?? J.P. France, «pitcher» des Astros de Houston, lors d’un match de MLB contre les Braves d’Atlanta.
(HOUSTON, 17 AVRIL 2024/ADAM DAVIS/EPA) J.P. France, «pitcher» des Astros de Houston, lors d’un match de MLB contre les Braves d’Atlanta.

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