Recherche actifs refuges désespérément
Depuis 2022, l’obligataire n’offre plus la protection qu’il apportait précédemment à un portefeuille. Quels actifs peuvent jouer ce rôle, alors que l’or atteint des niveaux record? Aucune solution idéale ne semble s’imposer
Les marchés financiers tentent toujours de prévoir quand les principales banques centrales baisseront leurs taux d’intérêt. Entre une inflation qui n’est peut-être pas complètement sous contrôle, une mondialisation en pleine mutation et des cycles économiques plus courts, le niveau d’incertitude reste élevé. Mais les actifs qui offraient traditionnellement une protection ne remplissent plus ce rôle – l’obligataire en particulier. L’or constitue-t-il la seule alternative, alors qu’il se trouve à un niveau record? En ce printemps 2024, qu’est-ce qu’un actif refuge?
L’année 2022 a marqué un tournant. Durant les vingt à trente années précédentes, un portefeuille équilibré pouvait être construit relativement simplement. Les actifs risqués (actions) et les obligations évoluaient en sens inverse. «En plus, l’inflation ne faisait que baisser et les taux d’intérêt étaient bas mais supérieurs à la hausse des prix, si bien que les actifs sans risque étaient attractifs, à savoir le cash et les obligations d’Etat; mais le scénario actuel est un peu plus compliqué», analyse Fabrizio Quirighetti, du gérant d’actifs genevois Decalia.
Trois fois compliqué
Plus compliqué pour trois raisons, détaille le responsable des investissements. Premièrement, la dette n’a jamais été aussi élevée et elle continue de monter hors des périodes de récession, ce qui n’était pas le cas dans la configuration précédente. Deuxièmement, les taux d’intérêt vont rester élevés, probablement au-delà de 3% aux Etats-Unis, et de 2% en Europe. Ce qui signifie que le coût de la dette va rester élevé et va augmenter à coup sûr aux Etats-Unis. Il risque même de devenir intenable d’ici quelques années outre-Atlantique ou pour certaines économies plus fragiles comme l’Italie ou la France.
Mardi dernier, le Fonds monétaire international a relevé de 0,1 point de pourcentage sa prévision de croissance globale à 3,2% pour 2024, tout en soulignant que les perspectives à moyen terme étaient les plus pessimistes depuis des décennies à cause de la faible productivité et des tensions internationales.
Troisième préoccupation: alors que les besoins de financement des Etats-Unis sont considérables (près de 9000 milliards de dollars sur les douze prochains mois, soit un tiers de la dette existante), les acheteurs risquent d’être moins nombreux. Depuis que les avoirs des oligarques russes ont été gelés à la suite de la guerre en Ukraine, les investisseurs – privés ou publics – de pays émergents ou de régions moins amies de Washington savent que leurs avoirs en dollars peuvent être gelés ou saisis à tout moment. «Dans ce cadre, quel est l’actif sans risque?» demande Fabrizio Quirighetti.
L’attrait du cash et des taux courts
Le cash, peut-être? Sur les trois actifs qui offrent traditionnellement une protection, à savoir les matières premières (dont l’or), l’obligataire et le cash, les deux premiers ne remplissent plus ce rôle, avance Florian Ielpo, responsable de la recherche macro chez Lombard Odier Investment Managers: «Les investissements dans les matières premières donnent généralement de bons résultats lorsque l’inflation est élevée, mais nous nous trouvons maintenant dans une période d’aversion au risque croissante qui pénalise ces matières premières alors que le risque inflationniste pénalise les obligations.»
Le risque inflationniste fait référence à la crainte que la hausse des prix reste forte et empêche la Réserve fédérale de baisser ses taux, ce qui pourrait étouffer soudainement la croissance et rendre la dette américaine insoutenable.
En conséquence, «un actif est toujours très utile: le cash, dont la rémunération reste très élevée et supérieure à celle des obligations d’Etat américaines, par exemple», poursuit le spécialiste de Lombard Odier IM. Ces dernières rapportent par exemple 4,64% sur dix ans en dollars, soit moins que le rendement du cash sur un an, grâce au niveau élevé des taux courts de la Réserve fédérale (entre 5,25 et 5,5%).
Solution imparfaite?
Les liquidités offrent une solution imparfaite, estime pour sa part Fabrizio Quirighetti, de Decalia, car elles ne «compensent pas» la baisse des autres actifs: elles n’augmentent pas quand les actions ou d’autres actifs dits «risqués» baissent. Et le pouvoir d’achat du cash est rongé par l’inflation, tandis que la monétisation de la dette et la fiabilité des emprunts gouvernementaux sont dorénavant remises en question. La solution selon le stratégiste économiste genevois: l’or.
Contrairement à ce qui se passait durant les décennies précédentes, l’once augmente en même temps que les taux réels et le dollar. Pourquoi? «Car les investisseurs recherchent justement de la sécurité et les obligations des pays développés risquent de perdre leur statut d’actifs refuge par excellence.
D’autres raisons proviennent du vieillissement de la population, du coût de la transition écologique ou du coût croissant de la sécurité, qui vont alimenter l’inflation, et donc peser sur les finances publiques et ainsi pénaliser la dette souveraine», conclut Fabrizio Quirighetti, convaincu que la hausse de l’or n’est pas terminée.
Il note cependant que les investisseurs suisses ont certainement moins besoin de métal jaune, car le franc n’est pas sur une trajectoire d’affaiblissement, l’inflation étant basse en Suisse, le pays étant peu endetté et plutôt stable. Outre le franc, Sébastien Gyger, de la BCV, voit aussi une valeur refuge dans la dette de certains pays européens, en particulier l’Allemagne. «Le pays dispose de meilleurs fondamentaux fiscaux que les Etats-Unis, il est peu endetté et les taux devraient baisser, détaille-t-il, même si l’économie allemande n’est pas au beau fixe.»
L’once a dépassé la barre des 2400 dollars vendredi 12 avril et touché un nouveau sommet historique. Sa hausse de 30% depuis l’automne a connu des pics qui ne peuvent pas toujours être facilement associés à des événements précis. «L’or est devenu trop cher, que ce soit en comparaison avec les taux réels, l’inflation ou l’aversion au risque, reprend Florian Ielpo, de Lombard Odier. L’once a surréagi par rapport à ses fondamentaux et offre donc une protection plus limitée maintenant.»
Une opinion partagée par Sébastien Gyger, à la BCV, qui relève que la Chine a été massivement acheteuse d’or depuis la deuxième partie de 2023, via sa banque centrale. Globalement, ce ne sont pas les particuliers qui achètent, comme en témoignent les sorties de fonds des ETF sur l’or. «Après la hausse récente, le métal jaune se trouve en territoire suracheté, ce n’est donc pas le meilleur moment pour y entrer», résume le responsable des investissements.
La dette américaine, sujet d’avenir
Sébastien Gyger nuance un peu les craintes sur la dette américaine. «Le marché des Treasuries reste le plus grand et le plus liquide du monde, et la tendance des investisseurs à y revenir en période de stress ne s’est pas démentie.»
Selon lui, le risque sur cet actif n’est pas vraiment un sujet pour 2024, mais peut-être pour les années suivantes: «Tant que les Etats-Unis sont en croissance, le niveau de la dette n’est pas un thème pour les marchés.» En revanche, le spécialiste a bien remarqué que des investisseurs internationaux sont moins acheteurs d’obligations gouvernementales américaines, la Chine en particulier ou d’autres pays qui cherchent à «dédollariser» une partie de leurs réserves.
«Les acheteurs domestiques – banques, gérants d’actifs et ménages américains – ont compensé ce retrait partiel des investisseurs étrangers, ce qui permet à ce marché d’être relativement équilibré. Toutes les adjudications trouvent actuellement preneurs, mais la question se pose pour 2025 et après: comment les Etats-Unis vont-ils gérer leur déficit budgétaire et quel sera l’impact sur les rendements?» se demande Sébastien Gyger. Cash, franc, or ou obligations souveraines. La recette miracle n’existe plus et les gérants doivent jongler pour équilibrer au mieux leurs portefeuilles.
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«L’or est devenu trop cher, que ce soit en comparaison avec les taux réels, l’inflation ou l’aversion au risque» FLORIAN IELPO, LOMBARD ODIER