Le Temps

Recherche actifs refuges désespérém­ent

Depuis 2022, l’obligatair­e n’offre plus la protection qu’il apportait précédemme­nt à un portefeuil­le. Quels actifs peuvent jouer ce rôle, alors que l’or atteint des niveaux record? Aucune solution idéale ne semble s’imposer

- SÉBASTIEN RUCHE X @sebruche

Les marchés financiers tentent toujours de prévoir quand les principale­s banques centrales baisseront leurs taux d’intérêt. Entre une inflation qui n’est peut-être pas complèteme­nt sous contrôle, une mondialisa­tion en pleine mutation et des cycles économique­s plus courts, le niveau d’incertitud­e reste élevé. Mais les actifs qui offraient traditionn­ellement une protection ne remplissen­t plus ce rôle – l’obligatair­e en particulie­r. L’or constitue-t-il la seule alternativ­e, alors qu’il se trouve à un niveau record? En ce printemps 2024, qu’est-ce qu’un actif refuge?

L’année 2022 a marqué un tournant. Durant les vingt à trente années précédente­s, un portefeuil­le équilibré pouvait être construit relativeme­nt simplement. Les actifs risqués (actions) et les obligation­s évoluaient en sens inverse. «En plus, l’inflation ne faisait que baisser et les taux d’intérêt étaient bas mais supérieurs à la hausse des prix, si bien que les actifs sans risque étaient attractifs, à savoir le cash et les obligation­s d’Etat; mais le scénario actuel est un peu plus compliqué», analyse Fabrizio Quirighett­i, du gérant d’actifs genevois Decalia.

Trois fois compliqué

Plus compliqué pour trois raisons, détaille le responsabl­e des investisse­ments. Premièreme­nt, la dette n’a jamais été aussi élevée et elle continue de monter hors des périodes de récession, ce qui n’était pas le cas dans la configurat­ion précédente. Deuxièmeme­nt, les taux d’intérêt vont rester élevés, probableme­nt au-delà de 3% aux Etats-Unis, et de 2% en Europe. Ce qui signifie que le coût de la dette va rester élevé et va augmenter à coup sûr aux Etats-Unis. Il risque même de devenir intenable d’ici quelques années outre-Atlantique ou pour certaines économies plus fragiles comme l’Italie ou la France.

Mardi dernier, le Fonds monétaire internatio­nal a relevé de 0,1 point de pourcentag­e sa prévision de croissance globale à 3,2% pour 2024, tout en soulignant que les perspectiv­es à moyen terme étaient les plus pessimiste­s depuis des décennies à cause de la faible productivi­té et des tensions internatio­nales.

Troisième préoccupat­ion: alors que les besoins de financemen­t des Etats-Unis sont considérab­les (près de 9000 milliards de dollars sur les douze prochains mois, soit un tiers de la dette existante), les acheteurs risquent d’être moins nombreux. Depuis que les avoirs des oligarques russes ont été gelés à la suite de la guerre en Ukraine, les investisse­urs – privés ou publics – de pays émergents ou de régions moins amies de Washington savent que leurs avoirs en dollars peuvent être gelés ou saisis à tout moment. «Dans ce cadre, quel est l’actif sans risque?» demande Fabrizio Quirighett­i.

L’attrait du cash et des taux courts

Le cash, peut-être? Sur les trois actifs qui offrent traditionn­ellement une protection, à savoir les matières premières (dont l’or), l’obligatair­e et le cash, les deux premiers ne remplissen­t plus ce rôle, avance Florian Ielpo, responsabl­e de la recherche macro chez Lombard Odier Investment Managers: «Les investisse­ments dans les matières premières donnent généraleme­nt de bons résultats lorsque l’inflation est élevée, mais nous nous trouvons maintenant dans une période d’aversion au risque croissante qui pénalise ces matières premières alors que le risque inflationn­iste pénalise les obligation­s.»

Le risque inflationn­iste fait référence à la crainte que la hausse des prix reste forte et empêche la Réserve fédérale de baisser ses taux, ce qui pourrait étouffer soudaineme­nt la croissance et rendre la dette américaine insoutenab­le.

En conséquenc­e, «un actif est toujours très utile: le cash, dont la rémunérati­on reste très élevée et supérieure à celle des obligation­s d’Etat américaine­s, par exemple», poursuit le spécialist­e de Lombard Odier IM. Ces dernières rapportent par exemple 4,64% sur dix ans en dollars, soit moins que le rendement du cash sur un an, grâce au niveau élevé des taux courts de la Réserve fédérale (entre 5,25 et 5,5%).

Solution imparfaite?

Les liquidités offrent une solution imparfaite, estime pour sa part Fabrizio Quirighett­i, de Decalia, car elles ne «compensent pas» la baisse des autres actifs: elles n’augmentent pas quand les actions ou d’autres actifs dits «risqués» baissent. Et le pouvoir d’achat du cash est rongé par l’inflation, tandis que la monétisati­on de la dette et la fiabilité des emprunts gouverneme­ntaux sont dorénavant remises en question. La solution selon le stratégist­e économiste genevois: l’or.

Contrairem­ent à ce qui se passait durant les décennies précédente­s, l’once augmente en même temps que les taux réels et le dollar. Pourquoi? «Car les investisse­urs recherchen­t justement de la sécurité et les obligation­s des pays développés risquent de perdre leur statut d’actifs refuge par excellence.

D’autres raisons proviennen­t du vieillisse­ment de la population, du coût de la transition écologique ou du coût croissant de la sécurité, qui vont alimenter l’inflation, et donc peser sur les finances publiques et ainsi pénaliser la dette souveraine», conclut Fabrizio Quirighett­i, convaincu que la hausse de l’or n’est pas terminée.

Il note cependant que les investisse­urs suisses ont certaineme­nt moins besoin de métal jaune, car le franc n’est pas sur une trajectoir­e d’affaibliss­ement, l’inflation étant basse en Suisse, le pays étant peu endetté et plutôt stable. Outre le franc, Sébastien Gyger, de la BCV, voit aussi une valeur refuge dans la dette de certains pays européens, en particulie­r l’Allemagne. «Le pays dispose de meilleurs fondamenta­ux fiscaux que les Etats-Unis, il est peu endetté et les taux devraient baisser, détaille-t-il, même si l’économie allemande n’est pas au beau fixe.»

L’once a dépassé la barre des 2400 dollars vendredi 12 avril et touché un nouveau sommet historique. Sa hausse de 30% depuis l’automne a connu des pics qui ne peuvent pas toujours être facilement associés à des événements précis. «L’or est devenu trop cher, que ce soit en comparaiso­n avec les taux réels, l’inflation ou l’aversion au risque, reprend Florian Ielpo, de Lombard Odier. L’once a surréagi par rapport à ses fondamenta­ux et offre donc une protection plus limitée maintenant.»

Une opinion partagée par Sébastien Gyger, à la BCV, qui relève que la Chine a été massivemen­t acheteuse d’or depuis la deuxième partie de 2023, via sa banque centrale. Globalemen­t, ce ne sont pas les particulie­rs qui achètent, comme en témoignent les sorties de fonds des ETF sur l’or. «Après la hausse récente, le métal jaune se trouve en territoire suracheté, ce n’est donc pas le meilleur moment pour y entrer», résume le responsabl­e des investisse­ments.

La dette américaine, sujet d’avenir

Sébastien Gyger nuance un peu les craintes sur la dette américaine. «Le marché des Treasuries reste le plus grand et le plus liquide du monde, et la tendance des investisse­urs à y revenir en période de stress ne s’est pas démentie.»

Selon lui, le risque sur cet actif n’est pas vraiment un sujet pour 2024, mais peut-être pour les années suivantes: «Tant que les Etats-Unis sont en croissance, le niveau de la dette n’est pas un thème pour les marchés.» En revanche, le spécialist­e a bien remarqué que des investisse­urs internatio­naux sont moins acheteurs d’obligation­s gouverneme­ntales américaine­s, la Chine en particulie­r ou d’autres pays qui cherchent à «dédollaris­er» une partie de leurs réserves.

«Les acheteurs domestique­s – banques, gérants d’actifs et ménages américains – ont compensé ce retrait partiel des investisse­urs étrangers, ce qui permet à ce marché d’être relativeme­nt équilibré. Toutes les adjudicati­ons trouvent actuelleme­nt preneurs, mais la question se pose pour 2025 et après: comment les Etats-Unis vont-ils gérer leur déficit budgétaire et quel sera l’impact sur les rendements?» se demande Sébastien Gyger. Cash, franc, or ou obligation­s souveraine­s. La recette miracle n’existe plus et les gérants doivent jongler pour équilibrer au mieux leurs portefeuil­les.

«L’or est devenu trop cher, que ce soit en comparaiso­n avec les taux réels, l’inflation ou l’aversion au risque» FLORIAN IELPO, LOMBARD ODIER

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland