«Le stade de football est un laboratoire de la répression»
La violence et le football forment un vieux couple. Pour Sébastien Louis, docteur en histoire contemporaine et spécialiste du mouvement ultra, miser sur la répression n’est pas la solution. Les autorités devraient au contraire miser sur la prévention, com
Le monde ultra, il le connaît par coeur. Docteur en histoire contemporaine et spécialiste du mouvement en Europe et en Afrique du Nord, Sébastien Louis a publié en 2017, aux Editions Mare et Martin, un livre intitulé Ultras. Les autres protagonistes du football.
Pour lui, les autorités se trompent en misant sur la répression et devraient, au contraire, viser la désescalade.
Comment est né le mouvement ultra? Le mouvement est né en Italie, au tournant des années 1960 et 1970, dans le triangle industriel entre Milan, Turin et Gênes, des villes qui ont deux clubs chacune, mais qui est aussi une zone à l’avant-garde dans la société italienne. A cette époque, la jeunesse se transforme et tente de se libérer de la tutelle de ses aînés. L’influence des événements sociétaux – le Mai 68 italien a duré de 1967 à 1980 –, qui mettent à mal l’ordre établi au travers de contestations d’extrême gauche et une minorité néofasciste, est grande. Créer des groupes, c’est une manière pour ces jeunes de se détacher de la génération de leurs pères, les tifosi, et de faire quelque chose de plus radical.
En quoi les ultras sont-ils plus radicaux? Ils acceptent l’idée de la violence au stade, même si elle n’est pas centrale dans leur univers, comme elle l’est pour les hooligans. Le football et la violence, c’est un vieux couple. Dès la fin du XIXe, on en trouve des traces en Angleterre, ou en Italie, dès 1905. Mais elle a toujours été liée aux résultats sportifs. Avec les ultras, elle va s’autonomiser du match et se muer dans des confrontations avec les autres groupes. Toutefois, même s’ils en parlent beaucoup, la violence représente à peine 1% de leurs actions. Elle est donc centrale dans la rhétorique, mais marginale dans les faits. Il y a beaucoup de violence symbolique, mais peu de violence physique et réelle. Les ultras sont avant tout des gens qui soutiennent leur club de coeur de manière spectaculaire et passionnelle.
Comment expliquer la mauvaise image que peut avoir la population envers les ultras? Les médias généralistes ont longtemps participé à cet amalgame entre ultras et hooligans. Pour les ultras, on réduit une grande partie de leur répertoire d’action à la seule violence et on ne parle pas du reste. Par ailleurs, les ultras communiquent peu et n’aiment pas mettre en avant leurs actions positives, car il s’agit d’actes naturels pour eux. Par exemple, la solidarité vers l’intérieur ou l’extérieur du groupe, est intrinsèque au mouvement. Pendant le covid, de nombreux groupes ont été actifs pour aider les personnes dans le besoin, mais personne n’en a parlé. Lors d’une catastrophe naturelle ou d’une tragédie, les ultras sont souvent actifs, ce fut le cas lors du tremblement de terre qui a dévasté L’Aquila. C’est une modestie qui les honore, mais qui participe au fait que les médias véhiculent une image uniquement négative.
Les ultras participent aussi à l’ambiance que les supporters aiment retrouver dans les stades… Quand on parle de douzième homme, on se trompe en s’imaginant qu’il s’agit de la foule sportive. Ce sont les ultras qui sont les véritables chefs d’orchestre à la baguette. Ils sont indispensables pour qu’il y ait de l’ambiance dans les stades. Sous leur impulsion, les tribunes se sont transformées. Le Championnat suisse est peu connu pour son football, dont le niveau sportif est faible. En revanche, les ultras suisses sont réputés, notamment pour leurs scénographies. La Muttenzerkurve de Bâle, par exemple, fait partie du top 5 européen.
Existe-t-il des particularités suisses dans le mouvement ultra? Il est lié à la réalité du pays. Les premiers groupes sont nés à Lugano, en soutien au club de hockey, influencés par la culture italienne. La Suisse romande, avec la Section Grenat à Genève par exemple, a suivi au tournant des années 1980-1990, s’inspirant de ce qui se faisait en France. Enfin, la Suisse alémanique a été la dernière à céder, pour la simple et bonne raison que le mouvement ultra s’est implanté plus tard en Allemagne, à la fin des années 1990. Les trois aires culturelles de la Suisse adoptent donc le mouvement à trois ères différentes. Et ces différentes cultures vont s’influencer mutuellement, en prenant ce qui se fait de mieux dans les pays alentour.
Le mouvement a-t-il évolué ces dernières années? Bien évidemment. Le hooliganisme gagne en importance en Europe de l’est et cette réalité influence le mouvement ultra. La violence a ainsi pris un peu plus d’importance et favorisé le modèle que le sociologue Gunter Pilz allemand définit comme «Hooltra». Les ultras ne sont pas des hooligans, mais ils en reprennent certains codes, comme le fait de s’habiller en noir ou de former un bloc compact, et ils semblent un peu plus actifs dans le domaine de la violence qu’il y a une quinzaine d’années. Paradoxalement, il y a moins de violence au stade aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Elle s’est juste transformée et est devenue extrêmement médiatisée.
«La violence est centrale dans la rhétorique [des ultras], mais marginale dans les faits»
La répression envers les ultras est toujours plus importante. Porte-t-elle ses fruits? Pas du tout. L’Italie est le pays le plus répressif d’Europe avec dix lois spécialement faites pour tenter de lutter contre la violence dans les stades depuis 1989. Cependant des événements violents ont toujours cours. Que souhaitons-nous? Une société plus répressive ou accepter qu’il y ait de la violence dans les stades, comme il y en a toujours eu? En lieu et place de la répression, il faut miser sur la prévention, comme cela se fait en Allemagne, et avoir une mémoire historique. Le but n’est pas de faire disparaître la violence des stades, c’est impossible, mais de réduire les occasions qu’elle se produise. De plus, si on traite les supporters comme des citoyens de seconde zone, en les accueillant avec des policiers et des chiens par exemple, ce qui est le cas aujourd’hui, cela ne fonctionnera pas. Il faut une stratégie de désescalade de la part des autorités, mais malheureusement aujourd’hui c’est l’inverse qui est mis en place en Italie, en Espagne, en France ou en Suisse. Les autorités misent sur la répression et cela va échouer.
Pourquoi continuent-elles dans cette direction, alors? Parce que le stade est un laboratoire de la répression, l’endroit parfait pour les autorités et la police de tester des pratiques et des lois qui ne sont pas approuvées par la population. En France, par exemple, cela se matérialise par la surveillance numérique ou par drone avec la loi sur la sécurité des JO 2024. Les supporters ont une image tellement mauvaise qu’ils n’ont pas de défenseurs dans l’opinion publique et deviennent ainsi les cobayes des autorités, qui testent de nouvelles techniques coercitives contre cette population particulière, avant de l’élargir au reste de la population. En Italie, l’interdiction de stade s’est généralisée à des interdictions de quartiers (Dispo Urbano) pour des populations dites à risques, comme les Roms ou les vendeurs ambulants, puis à des citoyens qui commettent des délits mineurs.
■