A Moscou, la chute du général Ivanov
Vice-ministre de la Défense russe, Timour Ivanov a été arrêté pour corruption. Son train de vie ostentatoire semble avoir entraîné sa chute au sein du microcosme impitoyable des privilégiés du système
L'image est rare: un général en exercice bardé de médailles dans la «cage de verre» du Tribunal de Basmanny, à Moscou, habitué à juger les opposants célèbres du régime de Poutine. Arrêté le 22 avril au soir par le FSB, le vice-ministre de la Défense Timour Ivanov a été déféré devant la justice le lendemain et mis en détention provisoire jusqu'au 23 juin.
Officiellement, Timour Ivanov est accusé d'avoir accepté des pots-devin alors qu'il était chargé des questions de BTP, de logistique et d'approvisionnement de l'armée russe entre 2018 et 2023. Depuis le début de ce qu'on appelle toujours en Russie «l'opération militaire spéciale» en Ukraine, il est le plus haut gradé à connaître un tel sort dans cette institution notoirement corrompue. Sa chute vertigineuse est commentée par tout Moscou. Elle semble même avoir éclipsé l'actualité du front, relégué au second plan la question des inondations catastrophiques dans l'Oural et presque fait oublier l'attentat sanglant de mars dernier dans la capitale russe.
«Général Glamour»
Il faut dire que Timour Ivanov n'est pas un général comme les autres. Agé de 48 ans, cet homme soigné aux cheveux poivre et sel n'a jamais semblé à l'aise dans son uniforme. Issu du monde des affaires, il a ensuite rejoint l'équipe de Sergueï Choïgou alors que celui-ci n'était que le gouverneur de la région de Moscou. Nommé au Ministère de la défense en 2016, il ne doit sa courte carrière militaire qu'à sa proximité avec ce dernier. Homme de confiance, bras droit, ou encore, comme disent les mauvaises langues, financier occulte du ministre? Tout porte à croire que Timour Ivanov brassait beaucoup d'argent, surtout en ces années de guerre où le budget de son ministère a été multiplié au moins par trois. Selon plusieurs sources, une partie de cette somme était également destinée à financer médias, journalistes et chaînes Telegram. Objectif: continuer de brosser dans le sens du poil Sergueï Choïgou, très critiqué dans les premiers mois de la guerre avant d'être ouvertement défié par feu Evgueni Prigojine. Timour Ivanov bénéficiait, tout comme son patron, d'une garde rapprochée issue des rangs du Ministère de la défense.
Jusqu’à aujourd’hui, le train de vie du général ne semblait gêner personne
Ces privilèges ne l'ont visiblement pas sauvé des griffes du FSB, ni d'ailleurs de l'opprobre des médias «patriotiques» qu'il s'employait à financer. La très populaire chaîne Readovka sur Telegram (2,5 millions d'abonnés), grassement subventionnée par des fonds publics, se fendait d'un édito assassin sur Ivanov, à peine quelques heures après son arrestation: «C'est de ce genre d'actions que nous avons besoin pour remporter la victoire.» Au même moment, il apparaissait encore, sur les chaînes de télévision officielles, aux côtés de Sergueï Choïgou, dressant un bilan élogieux de l'offensive russe en Ukraine.
Ce qui a notamment perdu Timour Ivanov, c'est que ce don juan menait un train de vie digne d'un nouveau riche et l'affichait de manière décomplexée. Surnommé «général Glamour» et le «play-boy de la Défense», on le croisait, joliment accompagné, sur les pages de papier glacé des magazines. Selon la légende urbaine, sa seconde épouse, Svetlana Maniovich, avait abandonné un richissime mari russo-israélien pour se jeter dans ses bras. Sans que son train de vie en souffre: vacances sur la Côte d'Azur et à Courchevel, fêtes mondaines, et plusieurs demeures de luxe à Moscou et dans les environs. Le couple aimait les «bonnes et belles choses de la vie», lit-on dans la presse people. Comme cet hôtel particulier du XIXe siècle à Moscou du vice-ministre, habité par le narrateur du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov.
Après le début de la guerre, à l'instar de nombre de couples russes richissimes, Svetlana et Timour divorcent: une manoeuvre classique pour que madame puisse sillonner le monde alors que monsieur tombe sous le coup des sanctions internationales. Depuis, le général semble s'être consolé dans les bras de l'épouse d'un collègue, l'ancienne journaliste Maria Kitaeva, elle-même employée à la Défense, rappelle le blogueur Dmitry Kolezev, photos à l'appui. «C'est vraiment Santa Barbara, là-bas», poursuit-il en référence à la célèbre série à l'eau de rose. Depuis, on a aussi appris que la jeune Maria était également friande de voyages en Europe.
La quintessence du régime poutinien
Jusqu'à aujourd'hui, ce train de vie ne semblait gêner personne à Moscou. Sur certaines photos, on voit même la famille recomposée d'Ivanov passer des vacances avec celle (tout aussi glamour) du porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, dans une station de ski des Alpes. Le général Ivanov et ses compagnes ont pourtant fait l'objet d'au moins trois enquêtes journalistiques s'étonnant de leurs moyens. Certaines l'accusaient, preuves à l'appui, de s'être enrichi sur le dos de l'armée, notamment chargée de la reconstruction de Marioupol, en Ukraine. Mais de tout cela, on n'en trouvait pas une ligne dans les médias officiels.
Aujourd'hui, ils n'hésitent pas à reprendre ces enquêtes pour justifier sa chute. Beaucoup y voient un «signal» du Kremlin adressé, si ce n'est à Sergueï Choïgou lui-même, du moins à des membres de son «clan» à la Défense: servez-vous sur le dos de la bête, mais ne soyez pas trop gourmands. La peur, la soumission, l'argent facile: l'opposante russe Ekaterina Schulmann voit dans cette affaire la quintessence du régime poutinien, porté à bout de bras par ces «super-riches prêts à aller à l'abattoir». Sur Facebook, elle dit: «Ils ne se lassent pas d'aller se coucher chaque soir sans savoir où ils se réveilleront […] Nous prenons également des risques, mais au moins nous savons ce que nous faisons et pourquoi. Ces malheureux n'ont pour seul horizon que leur formidable appât du gain. Au-delà, c'est la nuit glaciale.» ■