Rwanda, tombeau de l’impérialisme français
Pourquoi la France a-t-elle nié le génocide des Tutsis, le dernier du XXe siècle? Trente ans après les faits, l’historien Vincent Duclert expose l’étendue des responsabilités françaises et les raisons d’un soutien aux génocidaires jusqu’à l’aveuglement
Le 7 avril dernier, le Rwanda commémorait le 30e anniversaire du génocide des Tutsis qui fit, en une centaine de jours, entre 800 000 et 1 million de morts. A cette occasion, Emmanuel Macron a diffusé une vidéo dans laquelle il déclarait: «Sur ce génocide […] je crois avoir tout dit. Je n’ai aucun mot à ajouter, aucun mot à retrancher.» En 2021, suite à la publication du rapport d’une Commission de recherche sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsis, le président français s’était rendu à Kigali où il avait reconnu pour la première fois les «responsabilités» de la France sans toutefois parler de complicité.
Quelques jours avant la diffusion de cette vidéo, les services de l’Elysée informaient les médias français que le président ferait un pas de plus en déclarant cette fois-ci que «la France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté». Sauf que le jour dit, ces mots ne sont pas prononcés. Rétropédalage? Le président a-t-il été mis sous pression sur un sujet qui reste en partie tabou? Pour Vincent Duclert, l’historien qui a piloté durant trois ans la Commission de recherche à la demande du président, ce n’est pas un recul. «L’essentiel a été dit, explique-t-il. Emmanuel Macron a acté notre travail historique qui concluait à une responsabilité accablante des autorités françaises et il continue d’encourager la recherche.» Un acte de courage, selon l’historien qui fait le parallèle avec le rapport Bergier sur les relations de la Suisse avec le Troisième Reich, un travail qui n’a pas bénéficié de la même reconnaissance de la part des autorités suisses.
Vincent Duclert, pour sa part, n’en reste pas au constat de «responsabilité». Dans un livre publié en début d’année, La France face au génocide des Tutsi, il décrit sur la base de nouvelles archives et témoignages le soutien de la présidence française de l’époque aux autorités racistes, puis génocidaires, en parfaite connaissance de cause. Explications sur les causes de cet aveuglement français.
Le sous-titre de votre livre est «Le grand scandale de la Ve République». De quoi s’agit-il? C’est une pratique des institutions qui amène à un système arbitraire, donc illégal. Un système qui détruit tout ce qui fait une démocratie, c’est-à-dire les contre-pouvoirs, le contrôle parlementaire. Cette compromission des institutions amène la France, ou plus précisément l’Elysée, à soutenir inconditionnellement un régime qui prépare un génocide. François Mitterand ne s’associe pas au projet génocidaire, mais il est informé de ce projet, de la menace qui pèse sur les Tutsis. Son soutien se maintient pourtant, y compris pendant la phase paroxysmique, c’est-àdire du génocide où l’extermination est totale. Lors du Sommet franco-africain de Biarritz de novembre 1994, le président parle encore de massacres interethniques – niant le génocide – ce qui est en contradiction avec la création, le jour même, du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Plus tard, l’Elysée évoquera des génocides: on est dans la réécriture de l’Histoire. François Mitterrand, ses conseillers et son état-major vont créer un narratif de déni. Le déni va se poursuivre jusqu’à la décision d’Emmanuel Macron, en avril 2019, de confier un mandat de recherche sur la France et le génocide. Suite à la remise du rapport, le 27 mai 2021, Emmanuel Macron se rend à Kigali pour prononcer un discours sur la responsabilité française, un moment extrêmement important qui amène aussi un changement diplomatique notoire. Le président de la République, sur la base de la vérité historique, reconnaît les faits. Cela amène à réfléchir sur l’histoire politique de notre pays, de la démocratie qui n’est pas à l’abri de la raison d’Etat. Il faut donc être vigilant.
Pourquoi la France a-t-elle laissé se perpétrer un génocide sous ses yeux? Vous évoquez une alliance inconditionnelle avec «le régime autoritaire, ethnique et raciste d’Habyarimana»… La compromission des institutions françaises a permis à François Mitterrand de mener une politique personnelle, car il avait un projet pour le Rwanda. Son amitié avec Juvénal Habyarimana débute en 1982 lors d’un voyage à Kigali. François Mitterrand est un grand Africain. Il a été ministre des Colonies. Il est très attaché à la puissance française. Après la décolonisation, la France s’appuie sur ce qu’on appelle les pays du champ, c’està-dire ces pays africains qui votent d’une seule voix avec la France. Ce sont les anciennes colonies élargies aux anciennes possessions belges. Il y avait d’abord le Zaïre, mais la répression trop violente de Mobutu fait qu’on s’en écarte. Deux pays apparaissent moins problématiques: le Burundi et le Rwanda, colonisés par la langue française. La France est puissante aux Nations unies parce qu’elle est un membre permanent du Conseil de sécurité, mais aussi grâce au soutien des pays du champ. Pour François Mitterrand, l’élargissement de cet appui est essentiel. Et le Rwanda est une conquête. Il pense pouvoir en faire une vitrine de la démocratisation en Afrique
Il y a aussi la volonté de faire barrage à la menace américaine, dites-vous. De quoi parle-t-on? L’obsession du péril américain va marquer le deuxième mandat de François Mitterrand. Avec le Rwanda, on progresse en Afrique de l’Est, c’est-à-dire l’Afrique anglophone. Il défie ce qu’il pense être une menace, mais la menace n’existe pas. Les Etats-Unis, contrairement à ce que pense alors l’Elysée, n’agissent pas en sous-main du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. Ni l’Ouganda d’ailleurs, du moins pas massivement. Il n’y a pas de manoeuvre anglo-américaine contre les intérêts français. Cet antiaméricanisme est un héritage gaulliste partagé à gauche. Il y a en fait une division entre une gauche rocardienne, plutôt ouverte aux EtatsUnis, et une gauche qui s’inscrit dans l’héritage marxiste et fait des Etats-Unis une menace fondamentale pour les intérêts français.
Ce projet rwandais est aussi celui d’un engagement militaire revisité... C’est le troisième pilier du projet élyséen: élargir les pays du champ, affronter la menace américaine et repenser la démarche militaire envers ces pays. Dans un contexte de recul des moyens militaires, Pierre Joxe, le ministre de la Défense, était hostile à une politique de soutien à des régimes parmi les pires de l’Union africaine. Face à cette pression, l’Etat-major particulier de l’Elysée, qui joue un rôle majeur dans les affaires rwandaises, expose à François Mitterrand un nouveau plan. Plutôt que miser sur la coopération classique, on privilégie les unités de combat et même les forces spéciales. Sauf que ces forces françaises se retrouvent de fait en situation de quasi-cobelligérance, à former les forces d’un gouvernement raciste.
On n’est ni dans le déni, ni dans l’aveuglement, mais en fait dans une politique de puissance? Le caractère séduisant, visionnaire, de la politique du laboratoire rwandais amène à un refus de voir la réalité du régime allié. Or, cette réalité est effroyable. Et, j’insiste, l’Elysée était informé méthodiquement du processus génocidaire, soit de l’intérieur de l’Etat, par des agences civiles et militaires, soit par des rapports reçus par l’Elysée dont l’enquête de Jean Carbonare, pour le compte de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), en janvier 1993, soit par le travail des journalistes.
Ce qui vous amène à écrire que c’est «le dernier avatar d’une colonisation destructrice»... Il y avait un Empire colonial. C’est la fin du deuxième Empire.
Le génocide va enterrer les derniers rêves d’Empire français? Oui, c’est la dernière défaite impériale. C’est pour ça que, pendant vingtcinq ans, la France va s’acharner de manière scandaleuse sur le gouvernement rwandais alors qu’à la sortie du génocide, il avait tant besoin d’aide internationale. Les nouvelles autorités de Kigali sont responsables, à travers leur victoire sur l’ancien régime génocidaire, de cette défaite. Elle n’est toujours pas acceptée par les Mitterrandiens. Il y a toujours une propagande de haine contre Kigali et Paul Kagame de la part des anciens responsables associés à François Mitterrand, comme son ancien secrétaire général Hubert Védrine.
France et Etats-Unis s’accordent toutefois pour ne pas reconnaître le génocide... On assiste à une espère d’alliance objective, pas du tout assumée. La France ne veut pas reconnaître le génocide des Tutsis parce que ce serait reconnaître le caractère effrayant du régime qu’elle a soutenu. Les Etats-Unis font de même parce qu’ils seraient contraints d’intervenir. Or ils s’y refusent en raison du désastre somalien: la perte en 1993 de 18 soldats, membres des Forces des Nations unies. Madeleine Albright, la représentante des Etats-Unis au Conseil de sécurité, jugera plus tard que ce fut «le plus grand regret de sa carrière». Lors de son discours, pour le 30e anniversaire du génocide, Paul Kagame a rappelé que les seuls membres du Conseil de sécurité qui ont tenté de sauver les Tutsis étaient Africains.
«La France ne veut pas reconnaître le génocide des Tutsis parce que ce serait reconnaître le caractère effrayant du régime qu’elle a soutenu»
L’opération Turquoise, qui obtient finalement l’aval de l’ONU, en juin 1994, est de nature humanitaire et non destinée à stopper le génocide. Vous démontrez que, si elle a sauvé des vies, elle a aussi permis à 30 000 génocidaires de s’enfuir au Zaïre voisin... Il y a eu des sauvetages par la volonté des militaires qui font prévaloir l’éthique sur les ordres. Car les ordres, faut-il le rappeler, c’était de s’opposer à l’entrée du FPR de Kagame dans la zone turquoise. La France va bombarder à coups de mortiers les troupes du FPR qui sont en train de combattre les génocidaires. Des militaires vont comprendre qu’il y a un ennemi, le «Hutu power», et des victimes. L’autre point, et c’est clairement explicité, est d’autoriser les génocidaires à passer par la zone turquoise pour se réfugier au Kivu, c’est-à-dire au Zaïre. Et là, ces 30 000 génocidaires vont commencer à massacrer les Tutsis du Kivu. C’est l’origine des guerres au Congo. Les anciens génocidaires sèment encore la terreur aujourd’hui en faisant alliance avec des milices congolaises et l’armée de Kinshasa. De ce point de vue, on est encore dans le génocide.
Comment la France a-t-elle pu mettre le couvercle sur ces réalités durant vingt-cinq ans? C’est un non-sujet parce que cela met très gravement en cause l’action du président Mitterrand qui s’est attaché les services de beaucoup de gens. Il y a donc les fidélités. Et puis, on est dans le cadre d’un crime imprescriptible avec le risque, un jour peut-être, d’une éventuelle complicité pénale. Ceux qui osent parler sont violemment mis en cause. La continuité régalienne fait aussi rempart. Les successeurs de Mitterrand doivent endosser ces dossiers stratégiques. La veuve du président Habyarimana, membre du premier cercle des génocidaires, évacuée en priorité le 9 avril 1994 vers la France, n’a été ni arrêtée, ni inculpée, ni inquiétée. Les preuves matérielles manquent pour la justice. On avance très prudemment.
L’opposition rwandaise accuse aujourd’hui Paul Kagame d’être un dictateur. L’Etat de surveillance qu’il a mis en place ne donne-t-il pas raison à ceux qui, autrefois à l’Elysée, le soupçonnaient de visées totalitaires? Je ne reprendrai pas ces termes ni cette approche, sur la base de la connaissance dont je dispose sur le régime actuel du Rwanda et de mon indépendance à son égard. L’opposition rwandaise qui porte ces accusations est aussi celle qui, ancrée dans les stéréotypes racistes et des formes de déni du génocide, dénonce la domination tutsie et le malheur hutu. L’Etat de surveillance, qui est loin d’être aussi arbitraire et violent que dans beaucoup de pays africains, se justifie par des menaces directes contre le fragile équilibre de justice et de réconciliation auquel le régime est parvenu. Quant aux «visées totalitaires» de Paul Kagame soulignées en 1994 dans des notes de l’Elysée ou de la Coopération militaire, on doit y voir surtout le dépit sans fond des artisans de l’alliance française avec le régime précédent d’Habyarimana, défait en juillet 1994 par les troupes commandées par Kagame. Ce régime venait de commettre le dernier génocide du XXe siècle… ■