A Genève, des adolescents sensibilisés aux enjeux juridiques du numérique
Un module de prévention présente aux élèves de première année du cycle d’orientation les conséquences d’un usage malveillant des technologies. Un projet pilote qui rencontre un important succès
«Rien ne s’efface, tout laisse des traces.» La formule est de Diego Maillard, chef de la Brigade genevoise de criminalité informatique (BCI). Ce vendredi matin, les élèves de première année du cycle d’orientation des Voirets ont été sensibilisés aux enjeux du numérique par des avocats et des policiers. Dans l’aula du bâtiment, quatre classes de jeunes âgés de 13 ans écoutent religieusement ces professionnels aborder des thèmes aussi délicats que la «sextorsion» – qui consiste à faire chanter la victime avec des photos ou vidéos intimes d’elle – et le cyberharcèlement.
«Combien de temps une vidéo reste sur le web lorsque vous la publiez?» demande le policier. Un jeune garçon lève la main puis répond: «Elle reste jusqu’à ce qu’on l’efface.» Le chef de brigade explique alors aux élèves qu’il faut partir du principe qu’une fois diffusé, un contenu ne peut pas être supprimé. «Même si vous pensez l’avoir retiré, il est impossible de s’assurer qu’aucune empreinte ou copie subsiste sur le web, les avertit Diego Maillard. Vous êtes comme le Petit Poucet, vous laissez des traces derrière vous.»
Au total, ce sont 11 cycles d’orientation sur 19 qui participent à ce module de prévention axé sur le numérique depuis le mois de février. Il s’agit d’un projet pilote imaginé et proposé par la Commission des droits de l’enfant de l’Ordre des avocats de Genève, auquel s’est jointe la Brigade de criminalité informatique, en collaboration avec le Département de l’instruction publique (DIP). «La démarche a lieu dans le cadre de l’éducation au numérique inscrite dans le Plan d’études romand», indique Antony Ardiri, du Service de l’enseignement et de l’évaluation du DIP.
L’avocat Michaël Unterkircher présente les conséquences juridiques, sur le plan civil et pénal, que peuvent avoir le cyberharcèlement, les injures ou encore de la diffusion d’images sans le consentement des personnes concernées. «Les sanctions peuvent être plus ou moins importantes selon la gravité des faits», précise-t-il. Il met aussi en garde: les conséquences pour les victimes peuvent être dramatiques.
«Le cyberharcèlement peut parfois mener au suicide», ajoute l’avocat. Il invite par ailleurs les élèves à ne pas rester silencieux face à des situations de cyberharcèlement. «Si vous êtes le bourreau, vous devez aussi en parler, explique-t-il. La sanction pourrait être plus clémente si c’est vous qui vous dénoncez, parce que tout le monde peut faire des erreurs.»
Crainte d’avoir la honte
Le chef de brigade Maillard rappelle en outre que les publications sur le web peuvent avoir des effets délétères des années plus tard. «Si votre futur employeur se renseigne sur votre réputation en ligne et voit des contenus problématiques, cela peut nuire à votre candidature», spécifie-t-il.
A la fin de la présentation, les élèves peuvent poser des questions. Deux jeunes garçons demandent des précisions sur la manière dont la police peut retrouver des contenus supprimés. «Si je casse mon téléphone, ça peut suffire?» demande l’un des deux. Une question qui fait sourire Diego Maillard. «De toute façon, avec les services numériques actuels, les données ne se trouvent plus uniquement sur votre appareil, donc vous laisserez malgré tout des traces», répond le policier. En cas de soupçon de cyberharcèlement, les appareils peuvent être confisqués et analysés. «Il faut compter 1500 francs par analyse, à charge de vos parents, ça peut vite représenter 5000 francs», conclut le chef de brigade.
Phénomène encore rare
Un discours qui ne laisse pas indifférent. Quelques chuchotements se font entendre dans l’assemblée. Mais aucun élève n’ose poser une question supplémentaire. «En général, ils nous interpellent à la fin du module, parce qu’ils n’ont pas toujours envie d’aborder certains sujets devant leurs camarades», raconte l’avocate Estelle Donati. Diego Maillard précise pour sa part que paradoxalement, la technologie n’a pas augmenté les cas de harcèlement, mais ce phénomène est plus lourd pour les victimes.
Une enseignante du cycle d’orientation des Voirets qui accompagnait sa classe se réjouit d’avoir participé à ce module. «Nous sommes régulièrement confrontés à des cas de cyberharcèlement, c’est important que les élèves soient informés des conséquences que de tels comportements peuvent avoir», explique-t-elle au Temps. Les enseignants sont très préoccupés, parce qu’ils sont aussi la cible de certains dérapages. Ils sont par exemple filmés à leur insu, en classe comme dans les couloirs.
Pour l’heure, les cas de «sextorsion» sont encore rares, mais dans les pays anglo-saxons, le phénomène prend une ampleur alarmante. «La situation a déjà beaucoup évolué ici aussi, en l’espace de deux ans, nous constatons que 80% des victimes sont mineures, alors qu’auparavant, c’était presque exclusivement des adultes», prévient Diego Maillard. Raison pour laquelle les autorités informent les élèves sur les méthodes employées par les agresseurs. Le mot d’ordre est clair: il faut se méfier lorsqu’un inconnu prend contact et finit par demander des photos dénudées.
Commencée en février, cette tournée des cycles d’orientation s’achèvera en mai. Les parties prenantes en profiteront pour faire le bilan. L’avocate Estelle Donati, membre de la Commission des droits de l’enfant, estime que le succès est déjà au rendez-vous, avec des retours très positifs de la part des élèves comme des enseignants. Plusieurs écoles ont manifesté leur intérêt pour participer si de prochaines sessions devaient avoir lieu. En France, la question des jeunes face au numérique a pris une tournure politique majeure. En Suisse, le sujet est plus discret, mais de telles initiatives contribuent à former de futurs citoyens numériques éclairés. ■
«En ligne, vous êtes comme le Petit Poucet, vous laissez des traces derrière vous» DIEGO MAILLARD, CHEF DE LA BRIGADE GENEVOISE DE CRIMINALITÉ INFORMATIQUE (BCI)