Tous aux abris, l’Europe coloniale est à nos portes!
On peut comprendre dans une certaine mesure la sainte terreur qu’inspire en Suisse centrale ou orientale la notion de «juges étrangers» du fait de son histoire traumatique avec les Habsbourg. On s’interroge un peu plus sur l’emprise coloniale qui menacerait la Suisse en 2024. Les «juges étrangers» et le «néocolonialisme» sont les termes employés par les nationalistes pour qualifier le projet d’accord institutionnel avec l’Union européenne (UE) dont les négociations viennent de débuter.
C’est Carl Baudenbacher, un ancien président de la Cour de l’Association européenne de libre-échange, qui se fait la caution juridique de ce discours que diffuse, sur le plan politique, l’UDC. Dans une tribune publiée par Le Temps intitulée «Un «accord institutionnel UE-Suisse 2.0 aux relents coloniaux», le juriste accuse Berne de céder à un «tribunal arbitral paritaire» qui priverait de jure la Suisse de son indépendance. Il parle à son propos d’un «mécanisme Ukraine» qui s’applique aux républiques post-soviétiques dans leur relation avec l’UE et aux pays d’Afrique du Nord pour les accords commerciaux avec cette même Europe. Ces derniers pays, souligne-t-il, sont «tous d’anciennes colonies ou protectorats de puissances européennes». C’est donc à cette sauce postcoloniale que serait apprêtée la Suisse, traitée à l’égal d’un ancien vassal soviétique ou d’une ex-colonie africaine.
Pour qui ne serait pas convaincu, Carl Baudenbacher sort une dernière carte: l’accord institutionnel ne serait rien d’autre qu’un «traité inégal», comme ceux que les puissances européennes imposèrent à la Chine au XIXe siècle. Ce qui permet de faire le lien non seulement avec la notion de «juges étrangers» mais aussi avec le colonialisme. En usant de l’argument d’autorité juridique fondé sur l’historique. C’est là qu’on bascule dans un univers parallèle.
Les «traités inégaux», comme le précise justement le juriste, sont une invention des nationalistes chinois endossée par les communistes pour désigner les traités imposés à l’empire Qing à partir des guerres de l’opium jusqu’à son effondrement en 1911. La comparaison serait d’autant plus pertinente que les brexiters, lors des accords de divorce avec l’UE, l’ont utilisée pour mieux rejeter le «modèle ukrainien». C’est ignorer deux choses: l’histoire et la réalité d’aujourd’hui.
L’histoire d’abord. Les «traités inégaux» sont bien une invention. Encore faut-il en saisir le sens. «C’est une trouvaille géniale, qui dénonce comme exceptionnellement inique une chose pourtant bien banale: des traités défavorables conclus après une défaite militaire», écrit à leur propos Xavier Paulès, spécialiste de l’histoire chinoise. La réalité est que des puissances coloniales européennes ont vaincu, dans divers conflits, une autre puissance coloniale, l’empire mandchou. Cela n’a toutefois pas abouti à une colonisation mais à la création de «concessions» avec des tribunaux extraterritoriaux. On peut rappeler ici que tous ces traités du XIXe siècle ont été invalidés lors de la Deuxième Guerre mondiale, à l’exception des territoires cédés par la Chine à la Russie. Mais c’est une autre histoire.
La comparaison, y compris d’un point de vue juridique, est audacieuse si l’on veut bien comprendre que ces traités ont été signés entre «grandes puissances impérialistes» au terme de confrontations militaires et non pas entre un Etat neutre frappant à la porte de ses voisins réunis dans un ensemble supranational et démocratique. Rappelons encore que dans son mandat de négociations pour des bilatérales III, le Conseil fédéral évoque un «tribunal arbitral paritaire» pour régler les différends selon ces termes: les juges européens statuent sur le droit européen et les juges suisses sur le droit suisse, il y a ensuite une conciliation politique et en dernier ressort une décision paritaire du tribunal arbitral. Parler de «juges étrangers» est abusif. Evoquer un «traité inégal» est farfelu. ■