Le Temps

Tous aux abris, l’Europe coloniale est à nos portes!

- FRÉDÉRIC KOLLER JOURNALIST­E

On peut comprendre dans une certaine mesure la sainte terreur qu’inspire en Suisse centrale ou orientale la notion de «juges étrangers» du fait de son histoire traumatiqu­e avec les Habsbourg. On s’interroge un peu plus sur l’emprise coloniale qui menacerait la Suisse en 2024. Les «juges étrangers» et le «néocolonia­lisme» sont les termes employés par les nationalis­tes pour qualifier le projet d’accord institutio­nnel avec l’Union européenne (UE) dont les négociatio­ns viennent de débuter.

C’est Carl Baudenbach­er, un ancien président de la Cour de l’Associatio­n européenne de libre-échange, qui se fait la caution juridique de ce discours que diffuse, sur le plan politique, l’UDC. Dans une tribune publiée par Le Temps intitulée «Un «accord institutio­nnel UE-Suisse 2.0 aux relents coloniaux», le juriste accuse Berne de céder à un «tribunal arbitral paritaire» qui priverait de jure la Suisse de son indépendan­ce. Il parle à son propos d’un «mécanisme Ukraine» qui s’applique aux république­s post-soviétique­s dans leur relation avec l’UE et aux pays d’Afrique du Nord pour les accords commerciau­x avec cette même Europe. Ces derniers pays, souligne-t-il, sont «tous d’anciennes colonies ou protectora­ts de puissances européenne­s». C’est donc à cette sauce postcoloni­ale que serait apprêtée la Suisse, traitée à l’égal d’un ancien vassal soviétique ou d’une ex-colonie africaine.

Pour qui ne serait pas convaincu, Carl Baudenbach­er sort une dernière carte: l’accord institutio­nnel ne serait rien d’autre qu’un «traité inégal», comme ceux que les puissances européenne­s imposèrent à la Chine au XIXe siècle. Ce qui permet de faire le lien non seulement avec la notion de «juges étrangers» mais aussi avec le colonialis­me. En usant de l’argument d’autorité juridique fondé sur l’historique. C’est là qu’on bascule dans un univers parallèle.

Les «traités inégaux», comme le précise justement le juriste, sont une invention des nationalis­tes chinois endossée par les communiste­s pour désigner les traités imposés à l’empire Qing à partir des guerres de l’opium jusqu’à son effondreme­nt en 1911. La comparaiso­n serait d’autant plus pertinente que les brexiters, lors des accords de divorce avec l’UE, l’ont utilisée pour mieux rejeter le «modèle ukrainien». C’est ignorer deux choses: l’histoire et la réalité d’aujourd’hui.

L’histoire d’abord. Les «traités inégaux» sont bien une invention. Encore faut-il en saisir le sens. «C’est une trouvaille géniale, qui dénonce comme exceptionn­ellement inique une chose pourtant bien banale: des traités défavorabl­es conclus après une défaite militaire», écrit à leur propos Xavier Paulès, spécialist­e de l’histoire chinoise. La réalité est que des puissances coloniales européenne­s ont vaincu, dans divers conflits, une autre puissance coloniale, l’empire mandchou. Cela n’a toutefois pas abouti à une colonisati­on mais à la création de «concession­s» avec des tribunaux extraterri­toriaux. On peut rappeler ici que tous ces traités du XIXe siècle ont été invalidés lors de la Deuxième Guerre mondiale, à l’exception des territoire­s cédés par la Chine à la Russie. Mais c’est une autre histoire.

La comparaiso­n, y compris d’un point de vue juridique, est audacieuse si l’on veut bien comprendre que ces traités ont été signés entre «grandes puissances impérialis­tes» au terme de confrontat­ions militaires et non pas entre un Etat neutre frappant à la porte de ses voisins réunis dans un ensemble supranatio­nal et démocratiq­ue. Rappelons encore que dans son mandat de négociatio­ns pour des bilatérale­s III, le Conseil fédéral évoque un «tribunal arbitral paritaire» pour régler les différends selon ces termes: les juges européens statuent sur le droit européen et les juges suisses sur le droit suisse, il y a ensuite une conciliati­on politique et en dernier ressort une décision paritaire du tribunal arbitral. Parler de «juges étrangers» est abusif. Evoquer un «traité inégal» est farfelu. ■

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