Justine Mettraux, regard et mental d’acier
La navigatrice genevoise prend le départ dimanche à Lorient de The Transat, une traversée en solitaire de l’Atlantique Nord qui lui permettra d’éprouver son bateau et sa détermination en vue de son véritable grand objectif, le Vendée Globe en fin d’année
Il fait beau à Lorient, à quelques jours du départ de The Transat CIC, nouveau nom de la très vieille Transat anglaise, la plus ancienne course transatlantique en solitaire. Le village de la course est ouvert, les Imoca sont tous à quai, le soleil d’avril illumine les étraves rutilantes. Il y a quelques semaines, les skippers étaient en mer, pour des stages d’entraînement, afin de tester et valider les dernières optimisations des chantiers d’hiver.
On a pu voir, au large du pôle d’entraînement de Port-la-Forêt, vers les îles des Glénan et contre la mer levée par un vent de sud, sud-ouest, de 25 à 30 noeuds, les voiles penchées et les longues coques profilées décollant sur les crêtes. Les délais d’organisation sont serrés et depuis le retour au port, les préparateurs font face aux job lists qui ne cessent de s’allonger. Se réduiront-elles un jour? A l’heure de notre rendez-vous, Elodie-Jane et Laurane Mettraux, les «Swissters», comme elles se prénomment ellesmêmes, discutent sur les pontons, devant l’Imoca TeamWork. Justine apparaît, une silhouette assurée se dessine au pied du mât.
Trois traits sautent aux yeux: le bleu clair de son regard, bientôt masqué par les lunettes de soleil, la voix stable et les épaules solides. Cette attitude dissipe un peu le mystère de la maîtrise de sa formule 1 des océans où elle nous prie de monter. On le sait déjà, l’entretien, ce ne sera pas du baratin. Juste une poignée de mots réduite à la casserole de la grande aventure pour donner le plus sobrement du monde le mode d’emploi de la vie en course, de la liberté en mer et de la conquête de soi. La grande particularité de cette Transat est de se dérouler, comme depuis sa création en 1960, dans l’Atlantique Nord; les concurrents iront tous à la rencontre des dépressions et seront confrontés à des vents forts, des houles pernicieuses, et des enchaînements rapides de systèmes météo.
«Je ne me donne pas d’objectifs»
Ils devront faire beaucoup de près dans des conditions difficiles et inconfortables. Une situation qui rappelle l’option nord commencée par Justine Mettraux et son co-skipper Julien Villion, durant la dernière Transat Jacques Vabre en novembre. Alors que la majorité des concurrents optait pour une route sud, plus sécurisée, les deux skippers s’engageaient dans un voyage au près, tonique et difficile. Ils ont terminé 6e. «On était deux à bord, la situation est différente, le bateau était complètement fiable depuis le temps qu’on l’avait; là on a un set up un peu nouveau, est-ce qu’il y aura des options tranchées ou pas? Difficile de le dire aujourd’hui. Je ne me sens pas obligée d’aller à l’opposé de la flotte parce qu’on l’a fait sur la Jacques Vabre, on pensait que c’était pertinent à ce moment-là.» La course avait pourtant marqué les esprits. Suffisamment pour nourrir des ambitions aujourd’hui? «Je ne me donne pas d’objectifs, j’ai besoin de me déconnecter des attentes et du résultat pour enlever une partie de la pression et me concentrer sur les choses que j’estime importantes. Mes pensées se portent davantage sur la manière dont je vais fonctionner à bord, et si je me tiens à ces objectifs de travail, le résultat va découler. C’est toujours dur de faire des plans, d’imaginer un classement, car si on n’est pas dedans pendant la course, ça peut potentiellement nous amener à faire les mauvais choix.»
Ce qui fait de Justine Mettraux un grand marin, c’est cette façon d’aller loin au fond d’ellemême. Elle sait porter un regard d’acier sur l’horizon mais aussi sur ce qu’elle vit. Elle semble imperturbable et sereine, elle le confirme: «Mon atout, c’est sûrement ma force mentale». Pourtant, ce n’est pas fatalement quelque chose d’inné, du moins, cela se travaille. «Je ne pense pas être une personne qui a confiance en elle de base, car je pense qu’on n’encourage pas les femmes à avoir confiance en elles; la préparation mentale m’a permis de me détacher de certaines choses, certaines attentes, j’essaie de gérer le projet du mieux que je peux, mettre en place tout ce qu’il faut avec l’équipe technique, de me préparer au mieux sur l’eau, si je fais tout cela, je peux prendre le départ avec sérénité et on verra bien ce qui va se passer. Je sais que je ne peux pas tout maîtriser,
«Je sais que je ne peux pas tout maîtriser, je sais juste que je peux faire de mon mieux» JUSTINE METTRAUX
je sais juste que je peux faire de mon mieux».
Alors que de nombreux skippers regrettent de ne pouvoir gérer leurs émotions, Justine Mettraux contrôle, maîtrise, cadenasse. «Gérer la pression, réagir aux situations compliquées, c’est quelque chose que je fais beaucoup mieux aujourd’hui qu’au début de ma carrière. Les choses qui pouvaient être contraignantes avant, aujourd’hui elles n’entrent même plus en ligne de compte. Je travaille avec mon préparateur mental depuis une dizaine d’années. Il est venu à Lorient cet hiver pour passer quelques jours avec tout le monde, voir ce qu’on pouvait mettre en place dans la gestion de la technique à bord, comment je pourrais réagir en cas de problème, pour que je sois bien à l’aise avec le bateau.»
Connaître le bateau et soi-même
Elle affine sa connaissance des carènes et des systèmes, du composite, des voiles, de l’électronique et de l’hydraulique. Son bateau possède depuis cet hiver de nouveaux foilsupgradés au maximum de la jauge. «Il y a encore du travail pour trouver l’exacte marche à suivre à toutes les allures mais les sensations sont bonnes. Le bateau est assez différent, plus puissant et il faut trouver de nouveaux automatismes. La période d’entraînement a été courte, je vais me concentrer sur l’apprentissage de
ces nouveaux foils pendant ces premières courses».
Chercher à progresser dans tous les domaines pour être plus compétitive, trouver les bons réglages, les bons paramètres, c’est ce qui passionne Justine Mettraux; l’exigence de la compétition, l’optimisation de la performance. Elle aime les navigations en solitaire pour ces raisons-là: «C’est en solo qu’on sent le plus la connexion avec le bateau. C’est très intéressant de pouvoir naviguer sur ces machines, les comprendre, exploiter au maximum leur potentiel, les faire avancer du mieux possible». La ligne de mire reste le Vendée Globe. C’est l’ultime objectif et The Transat CIC un moyen de s’en approcher. «Il me manque encore 2000 milles en course et en solitaire pour valider définitivement ma participation. J’essaie de ne pas trop y penser et je prends plutôt cette Transat comme un exercice de plus vers ce grand rendez-vous.»
Mais le Vendée Globe, elle ne pense désormais qu’à ça. «Enfant ou ado, je ne me serais jamais projetée sur cette course mythique, elle me paraissait inaccessible, surtout pour une jeune fille qui a grandi en Suisse, c’est l’enchaînement de projets et d’opportunités qui a fait que le projet a abouti. Il faut garder en tête que c’est une chance et que ça ne va pas être facile tous les jours. Et puis, c’est une belle aventure avec Teamwork, mon sponsor de toujours, cela va faire douze ans que je navigue sous leurs couleurs, tout a commencé avec la Mini-Transat…»
Pas de pression mentale encore, mais une préparation physique intense: wingfoil, vélo, musculation, pilates, yoga, cardio, tout cela plusieurs fois par semaine. Envoyer 300 mètres carrés de toile à quasi 30 mètres de hauteur est loin d’être une sinécure. Quand on mouline sur les colonnes, pour tirer sur les nombreux cordages du bord, on finit les poumons en feu et les épaules tétanisées. «Le bateau demande beaucoup physiquement, les manoeuvres nécessiteront peutêtre moins de temps et d’énergie pour les hommes, mais c’est un paramètre parmi tant d’autres… Il y a de multiples façons de compenser, en commençant par l’anticipation, l’analyse réfléchie, la motivation, etc.»
Elle s’est inspirée d’Ellen MacArthur, et compte parmi ses précieuses alliées ses soeurs navigatrices, ainsi que Sam Davies et Isabelle Joschke avec qui elle a déjà couru. Elle se réjouit de ces soutiens sorores et de la plus grande place faite à la mixité: «il y a de plus en plus de femmes sur les circuits, il y a des sélections purement féminines, il existe des courses où la mixité est imposée…» Elle s’engage cependant pour que les choses continuent à évoluer. Sur l’eau, en tout cas, les femmes ne jouent pas entre elles, elles jouent avec tout le monde. Justine Mettraux, qui ne communique pas de manière fanfaronnante, sera très attendue. Il faudra suivre de près, dès dimanche, celle qui sait avant tout sonder les nuages et le vent, plonger jusque dans l’oeil des dépressions et danser avec les dorsales. ■