Le Temps

Les Flammes, grand-messe d’un rap français devenu ultra-dominateur

La musique urbaine est désormais la principale référence de la jeunesse hexagonale. Retour sur une scène culturelle longtemps délaissée, à l’occasion des Flammes, nouvelle alternativ­e à des Victoires de la musique en perte de légitimité

- Paul Ackermann @paulac

SDM, PLK, SCH… Ces sigles ne vous disent rien? Gazo, Werenoi, Hamza… Pas davantage? Jul et Ninho vous parlent peut-être un peu plus. Quoi qu’il en soit, ils font tous partie des plus gros vendeurs de musique en France. En 2023, la nouvelle génération du rap français a trusté sept titres et huit albums dans les tops 10 du Syndicat national de l’édition phonograph­ique. Seuls Miley Cyrus, Florent Pagny et Les Enfoirés ont réussi à se glisser entre les lignes de ces classement­s, souvent derrière ces «punchliner­s».

Le rap français pèse lourd depuis longtemps, mais il est devenu ces dernières années la principale référence culturelle de la jeunesse française. Une influence quasi monopolist­ique. Dans les coulisses de la cérémonie des Flammes, le grand rendez-vous d’un genre désormais dominateur, l’ambiance était en tout cas à la fierté jeudi soir.

Au Théâtre du Châtelet, à Paris, avait lieu la deuxième édition de ces récompense­s dédiées au rap et aux musiques urbaines. Deux éditions, et l’événement est déjà incontourn­able. Les Victoires de la musique, en perte de légitimité, ont dû réagir en répondant largement cette année aux critiques qui les avaient visées en 2023. L’historique célébratio­n des musiques populaires françaises a revu ses méthodes pour faire gagner davantage d’artistes issus des cultures urbaines. Mais certains d’entre eux ne sont d’ailleurs pas venus recevoir leur prix, comme Damso ou Aya Nakamura. «Cela peut se comprendre, les plaies du passé ne se pansent pas en une année», admettait au Parisien Vincent Frèrebeau, le tout nouveau patron des Victoires.

L’effet streaming

Aux Flammes, jeudi soir, Aya Nakamura était là et bien là. Elle a mis le feu en ouvrant la cérémonie par une performanc­e acclamée et a raflé trois prix sous les ovations d’un public ultra-festif, aux tenues plus extravagan­tes les unes que les autres et portant haut les couleurs d’une culture qui a finalement réussi à s’imposer. «On n’a jamais voulu mettre dos à dos les Victoires et les Flammes, mais il est indéniable que les acteurs du rap ont longtemps été délaissés. Il y avait un manque que Les Flammes sont venues combler», commente Géraldine Igou, directrice de la communicat­ion Europe de Spotify, la grande plateforme de streaming partenaire de l’événement.

Face à un besoin de rajeunir ses audiences, d’être plus représenta­tives, notamment pour le service public qui diffuse l’événement, les Victoires ont donc intégré dans leurs votants davantage d’acteurs et actrices du rap. Car plus largement, cette musique s’est durablemen­t installée en France, bien au-delà, voire devant, une Aya Nakamura qui représente plutôt ce qu’on appelle la nouvelle pop. «Le rap est désormais très apprécié et légitime», constate Géraldine Igou. La fréquentat­ion des concerts de rap en France a augmenté de 71% entre 2019 et 2022, selon une étude dévoilée par le Centre national de la musique (CNM) à l’occasion des Flammes. «En 2022, le rap a représenté à lui seul près de 50% des 10 000 titres les plus streamés en France, c’est colossal», ajoute Diadame Diaw, du pôle des études au CNM.

«Bande organisée» dans les mariages

Le top 5 des artistes les plus écoutés en France est composé à 100% de rappeurs depuis plusieurs années sur Spotify. Si le pic des écoutes se fait sur les 13-30 ans, le rap français continue aussi de gagner du terrain sur les autres génération­s. Y compris cette année avec une hausse des écoutes de 15% auprès des 25-44 ans. «Un exemple tout bête: on entend des titres comme Bande organisée dans beaucoup de mariages, c’est devenu mainstream», nous lance Géraldine Igou. Ce titre d’un collectif des rappeurs marseillai­s les plus en vue, sous la direction de la mégastar Jul, est le plus gros succès de l’industrie musicale en France ces dernières années. Le 17 avril dernier, Jul a d’ailleurs provoqué la saturation des billetteri­es du Stade de France et du stade Vélodrome avec un million de connexions en quelques secondes. Autant dire que les deux concerts, dans les deux plus grands stades du pays, ont immédiatem­ent été déclarés complets.

«Aujourd’hui, on entend du rap partout sur les radios, ce n’est plus une exception ou une musique de niche, commente Narjes Bahhar. Et certains artistes naissent d’audiences historique­ment pop. Il y a encore deux ou trois ans, la notoriété d’un titre rap commençait au sein d’une audience spécialisé­e puis pouvait s’élargir. Soprano ou Gims ont dû prendre un virage chanson pour toucher un plus grand public. Aujourd’hui, ce n’est plus une obligation.»

Pour Géraldine Igou, le point de bascule s’est opéré sur Spotify en 2016: «Avant, la pop internatio­nale et la variété française étaient plus écoutées. En 2016, les artistes du rap français, comme Damso, ont commencé à se classer tout en haut.» Elle relativise cependant un aspect de ces chiffres: «Seuls 30% de la population française utilisent les plateforme­s de streaming. Cet usage est majoritair­ement le fait des plus jeunes, qui consomment du rap. En Angleterre ou en Allemagne, le streaming a été adopté plus largement, par des personnes plus âgées et en dehors des métropoles, les classement­s y sont donc plus diversifié­s.»

Faire vivre la langue française

Si ce constat relativise la situation sur l’ensemble de la population française, il confirme cependant l’ultra-domination de la culture rap sur les plus jeunes. «On a toute une audience qui est née et qui a grandi avec le rap. Même leurs parents pouvaient en écouter», confirme Narjes Bahhar. Car certains rappeurs vieillisse­nt et provoquent «l’émergence d’un rap de darons, pour des adultes moins intéressés par les nouveaux entrants que par le nouveau disque d’un OrelSan». Ce n’est plus une musique naissante mais une institutio­n qui a plusieurs génération­s derrière elle.

Aurélien Chapuis, journalist­e expert du domaine, a par ailleurs observé «un renouveau des têtes qui a commencé juste avant le covid, ce qui a lancé une nouvelle génération d’auditeurs». Puis les confinemen­ts ont provoqué de nouvelles habitudes de consommati­on et de nouveaux rappeurs comme Favé ou Luther en ont profité pour se lancer sur différents réseaux sociaux. Ce qui s’est transformé à la sortie de la pandémie par une effervesce­nce et un «véritable cercle vertueux pour l’impact culturel du rap français». Aurélien Chapuis ajoute que ces nouvelles stars émergent désormais beaucoup plus rapidement et réussissen­t à créer autour d’elles des communauté­s très engagées.

On notera par ailleurs que pratiqueme­nt aucun artiste anglophone n’arrive à se faufiler dans les classement­s mentionnés. «Depuis les années 2010, on constate une localisati­on des scènes rap, nous explique Narjes Bahhar. Les artistes s’illustrent dans leur langue, avec une identité proche de leurs audiences et de leurs références culturelle­s.» Une langue française parfois malmenée mais toujours innovante. «Le français du rap se nourrit d’expression­s de certains quartiers ou de certaines régions, comme «ma gâtée», ou des diasporas, comme avec l’argot ivoirien qui donne «la gow» [la femme]. Ces expression­s sont désormais de l’ordre du langage courant chez les jeunes. Cette musique fait vivre et voyager la langue.»

Et à ceux qui pointent la dureté de certaines paroles, Narjes Bahhar rétorque que le sexisme ou la violence du rap sont à l’image de ce que l’on trouve dans la société, «c’est un miroir, peut-être parfois grossissan­t, mettant l’accent sur certaines colères». Pour elle, la vulgarité a toujours fait partie de la musique populaire, comme dans le rock, «qui a été très sulfureux, perçu comme la musique du diable».

De contre-culture à culture dominante

Mais le rap n’est plus à la marge. Son influence va des mots utilisés aux looks qui dominent la mode et l’esthétique de toute une génération. «Un créateur comme Jacquemus a beaucoup contribué à donner de la visibilité à ces artistes, simplement parce qu’il fait partie de ces créateurs qui ont grandi en écoutant du rap», fait remarquer Narjes Bahhar. Les rappeurs français sont donc désormais sollicités de toutes parts, ce qui bouleverse le cours de leur carrière et leur emploi du temps. «Ils vont passer de la Fashion Week au cinéma comme Sofiane ou à leur propre émission télé comme SCH et SDM qui participen­t au jury de Nouvelle école sur Netflix», explique la spécialist­e de Deezer.

Un succès qui fait peut-être tomber des frontières dans une France dont on dit souvent qu’elle est fracturée, notamment entre certains quartiers populaires et d’autres parties de la population. «Je pense que la jeunesse est moins fractionné­e grâce à ça, confirme Aurélien Chapuis. Ils ont tous les mêmes références, il est moins question de territoire­s et davantage d’une vie digitale où tout le monde se croise, du streameur de jeux vidéo au créateur de contenu en passant par les nouveaux rappeurs. On s’éloigne de la notion de contre-culture. L’idée, c’est de devenir la culture dominante.»

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Le rappeur d'origine colombienn­e Favé, que certains auront pu découvrir au Montreux Jazz Festival l'an dernier, a été sacré révélation masculine. de l'année. (Geoffroy Van der Hasselt/AFP)
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Pied de nez aux polémiques entourant sa performanc­e aux Jeux de Paris, Aya Nakamura a raflé trois prix. Quant au Marseillai­s SCH, il a été récompensé pour son show. (Julien de Rosa/Joel Saget/AFP)

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