Le Temps

Que faire de «La Joconde»?

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Il y a des problèmes de luxe que les musées suisses n’ont pas. Non qu’ils manquent de chefs-d’oeuvre ni d’exposition­s de prestige – à Bâle et Zurich, en particulie­r. Mais aucun ne possède «l’oeuvre aimant»: celle que tout le monde veut avoir vue dans une vie. C’est le buste de Néfertiti à Berlin, Guernica de Picasso à Madrid, La Ronde de nuit de Rembrandt à Amsterdam ou Le Baiser de Klimt à Vienne. Mais Paris a mieux: La Joconde. La peinture la plus célèbre du monde – depuis son vol en 1911, auparavant elle passait inaperçue. Elle est pour beaucoup dans le succès mondial du Louvre, qui l’héberge. Avec 8,9 millions de visiteurs l’an dernier, le musée a pratiqueme­nt retrouvé la fréquentat­ion de son année record, en 2019. Et pourtant, le nombre d’entrées quotidienn­es a été limité à 30 000 et le prix du ticket vient d’augmenter sévèrement, de 17 à 22 euros. Mais rien n’y fait. L’Asie, en particulie­r, a faim de La Joconde. C’est elle que les trois quarts de ces foules veulent voir lorsqu’elles viennent au musée. Elles défilent à raison de 20 000 personnes par jour devant le sourire énigmatiqu­e. Et le Louvre, depuis des décennies, se demande comment faire pour que la visite ne tourne pas au cauchemar. Car c’en est un. Qui n’a pas passé par cette salle des Etats surpeuplée, surpris par la petite taille du tableau (77 x 53 cm) et tenu à distance par un cordon de sécurité, surveillé par des gardiens? L’expérience avait toujours été éprouvante, elle est devenue insupporta­ble avec les perches à selfies, l’essentiel étant pour la plupart de se faire photograph­ier devant La Joconde (enfin, à proximité…) plutôt que de l’observer.

Ces conditions font du tableau, d’après un sondage effectué auprès de ses visiteurs, «l’oeuvre la plus décevante au monde». Depuis longtemps, il a donc été question de lui créer un espace ad hoc avec une entrée dédiée, afin de désengorge­r l’accès au musée, qui se fait par le seul trou de souris de la Pyramide édifiée en 1989, époque où l’établissem­ent tablait sur 4 millions d’entrées.

Mais les autorités muséales ont longtemps été divisées sur l’opportunit­é de déplacer leur trésor. N’était-ce pas risquer de voir sombrer la fréquentat­ion du plus grand musée du monde? Perdre l’occasion de faire admirer par des millions de touristes les merveilles qu’ils découvrent malgré eux sur l’itinéraire qui les conduit à l’icône?

Pourtant, devant la saturation exponentie­lle du musée, un consensus s’est aujourd’hui formé et le Louvre a présenté au sommet de l’Etat un plan de transforma­tion ambitieux. Il prévoit le creusement de nouvelles salles sous la Cour carrée et l’aménagemen­t d’un nouvel accès, ainsi que l’a rapporté Le Figaro.

Cette lourde transforma­tion a un défaut: sa facture serait faramineus­e. Or, le Ministère de la culture, comme tous les autres en France, doit se serrer la ceinture. Et de grands projets culturels sont déjà à l’agenda, comme la rénovation du Musée d’Orsay ou la création d’un musée pour Notre-Dame. Les jeux ne sont donc pas faits. Il y aura encore des nuits blanches et d’intenses batailles dans les hautes sphères de l’administra­tion culturelle française. Et, pour longtemps encore, beaucoup de bouchons devant ce sourire dont le caractère énigmatiqu­e a peut-être enfin trouvé son explicatio­n: Mona Lisa ne trouverait-elle pas toute cette agitation bien dérisoire? ■

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