Des justicières autodidactes passent à l’action
Dans «L’Assassin du dimanche», une vague de féminicides pousse un groupe de femmes à prendre les choses en main: d’abord l’enquête, puis leur vie même
De l’assassin du dimanche, cible du court roman du même nom de Leslie Kaplan (P.O.L), on ne sait pas grand-chose. Il tue à jours fixes, «le dimanche, jour de repos, de paix, de tranquillité». Sa zone opératoire est plutôt restreinte – Paris et sa proche banlieue – et ses victimes sont exclusivement des femmes. Elles ont souvent en commun leur engagement politique: des militantes écologistes, des déléguées syndicales, des personnalités bagarreuses.
Face à l’inaction des autorités, et parce qu’elles refusent que la terreur ambiante paralyse leur vie quotidienne, elles sont quelques-unes à se rassembler pour créer le «Grand Collectif». Leur objectif: s’organiser en petits groupes et ratisser la capitale pour coincer par elles-mêmes le criminel qui les menace.
Sans perdre son sujet de vue, cette intrigue féministe passe vite au second plan: l’assassin du dimanche n’a pas le monopole du viseur de Leslie Kaplan. Derrière le thème des féminicides, cette novella pleine d’empathie et de vitalité montre une société à l’épreuve du monde tel qu’il est devenu: «Les repères se perdaient, oppression partout, nouvelles dominations qui se mettaient en place, la contestation se transformait, mouvements nouveaux qui s’ajoutaient aux anciens, les mots manquaient souvent pour dire de quoi il s’agissait, une insatisfaction générale.»
Sosie d’Anita Ekberg
Rien de plombant, pourtant, dans ce portrait de groupe où les parcours de vie et les personnalités de ses membres s’apprivoisent et s’adaptent pour mieux unir leurs forces: en confrontant leurs expériences, elles se pousseront mutuellement sur la voie de l’émancipation. Aurélie est employée d’usine, elle porte des jeans très moulants. Jacqueline, «une vieille», a fait de la prison, elle est veuve et méprise le travail intellectuel. Louise a monté une compagnie de théâtre comique, «Sans rire». Stella, ancienne mannequin, sosie d’Anita Ekberg dans La dolce vita, souffre des regards portés sur sa beauté physique. Eva, la meneuse du collectif, est une fille de banlieue qui a comblé l’absence du père par une lecture assidue de Kafka, pour qui «écrire, c’est sauter en dehors du rang des assassins».
Fantômettes contemporaines, ces justicières autodidactes vont s’infiltrer dans les espaces publics pour tenter d’identifier l’ennemi: tueur à gages? Mari frustré? Touriste enragé ou politicien diabolique? Dans leur traque, elles croiseront l’ombre de Barbe-Bleue ou de Jack l’Eventreur – manière, pour Leslie Kaplan, de rappeler la persistance, voire la banalisation, du motif de la haine des femmes dans les mythes qui nous accompagnent.
Toujours vive et percutante, l’autrice, qui explore les pouvoirs politiques de la littérature depuis la parution de L’Excès-L’Usine en 1982, profite des réunions du groupe pour poser sans détour des questions profondes: «Comment expliquer la haine des hommes pour les femmes? Pour ces petites choses inférieures dominées à l’origine par la force? De tout temps les maîtres avaient haï leurs esclaves, dominer ne va pas sans peur, sans crainte, sans détestation, et le sentiment de dépendance […] même s’il reste inavoué, entraîne toujours de la haine.» ■