Le temps retrouvé de l’amour et de la beauté
Avec «Plus grands que le monde», Meredith Hall signe un premier roman lumineux sur une famille ébranlée par le deuil
Quelque part dans la campagne du Maine, aux Etats-Unis, à la fin des années 1940, dans une ferme laitière, vit une famille très unie. Les parents, Tup et Doris, et leurs enfants, Sonny, Dodie et Beston, se lèvent chaque jour à l’aube, cultivent leur jardin, labourent leurs champs, remplissent leur cave de légumes, s’occupent des poules, castrent les veaux, envoient chaque matin le lait par camion à la coopérative, chargent les lourdes balles vertes de foin dans les greniers. La famille partage tous les repas dans une confortable cuisine, à la chaleur du poêle à bois, échange des propos à la grande table, des mots simples, peu nombreux. Puis le soir venu, elle s’installe sur le porche, assise sur la balancelle et des chaises, ou au salon, lisant des livres à voix haute ou jouant aux cartes ou du piano, écoutant de la musique, puis se souhaite bonne nuit et monte se coucher dans des chambres voisines, des lucioles accrochées aux moustiquaires, des hululements de hiboux dans la nuit.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire de ce foyer gardé «à l’abri du monde» comme un paradis rural est racontée à tour de rôle par trois narrateurs – le père, la mère et la fille – sur une durée de vingt ans, en quatre chapitres comme quatre actes d’une pièce de théâtre: Avant, Pendant, Après, Ici. «Notre maison avait été emplie de ce quelque chose de si grand qui nous lie de façon si intime […] L’amour et la lumière», dit le père. Ça, c’était l’avant rêvé. Car les trois chapitres suivants s’articulent autour d’une tragédie qui surgit soudain de nulle part.
La famille se brise et se fragmente, submergée de chagrin, de culpabilité et de colère. «La fureur de ma femme est une absence de lumière, et mon désir de pardon une supplique dans l’obscurité», lâche Tup. Ses fondations et les rôles de chacun sont bouleversés. Le malheur familial paraît insurmontable, la quête de pardon impossible, l’avenir réclamant «quelque chose que nous ne possédons pas encore». Longtemps après, seule la ferme elle-même semble pouvoir «tenir la baraque», grâce aux tâches et rituels journaliers, aux rythmes saisonniers.
Une ferme qui tremble
Pour son premier roman et dans une élégante et minutieuse patience d’écriture, Meredith Hall, elle-même originaire du Maine, fait l’éloge du labeur agricole et du sens de la famille. L’écrivaine s’appuie sur tous leurs efforts de travail et gestes de vie partagés pour dire en silence l’amour filial, parental et fraternel, même ébranlé. Elle laisse ensuite à la nature le soin de guider cette famille vers la rédemption, avec l’image rassurante d’une ferme personnifiée qui tremble mais ne bouge pas. Lors d’un hiver marqué par deux violents blizzards, «décapant la terre et le ciel», et sans doute aussi les coeurs et les esprits, les deux tempêtes neigeuses agissent comme «un marchepied, une ouverture». Enfermée ensemble, agrandie, la famille va reconnaître «la grâce du vent, de l’obscurité et de la neige, ainsi que la lumineuse quiétude qui s’en est suivie», gratitude et blancheur purifiantes, porteuses «d’espoir et de potentialité».
La reconstruction de ce foyer paysan endeuillé est un «appel à réaliser tout ce que nous pouvons ici» et passe par la «grâce qui nous est donnée d’aimer cette beauté». Tous retournent à «l’abondance, la constance et la bienfaisance» offerte par leur terre, mais aussi au «souvenir plus vaste et reconnaissant» de leurs propres récits familiers et mythes fondateurs. Dans une prose semée de graines poétiques, parfois bibliques, avec beaucoup de compassion et de tendresse, Meredith Hall retisse doucement les liens de ces «gens bénis» afin qu’ils retrouvent «les petits schémas» qui ont toujours été les leurs et qui «semblent plus grands» que le monde, ses vicissitudes et ses drames. C’est alors le temps retrouvé de l’amour et de la lumière. ■