«Je me voyais comme cassée»
Cette semaine, on parle d’anorgasmie avec des femmes qui n’ont jamais connu la jouissance ou qui rencontrent des difficultés à s’en approcher
Que fait l’absence d’orgasme à l’estime de soi, alors que celui-ci est souvent considéré comme un marqueur de l’épanouissement sexuel? Anna, podcasteuse de 30 ans, n’en a jamais eu, que ce soit seule ou avec un partenaire. Avec ses premiers amants, il lui arrive souvent de simuler, car elle pense alors qu’il est primordial d’en avoir «pour ne pas les vexer». «Je pense que j’essayais de reproduire ce que je voyais dans les films, sans même me demander ce qui pourrait me faire plaisir», se remémoret-elle. Aujourd’hui en couple, elle ne simule plus, mais expérimente toujours l’anorgasmie. Un mot qu’elle a découvert récemment et qui lui a fait du bien, parce qu’elle le trouve factuel pour décrire le fait de ne pas avoir d’orgasme. «C’est comme si j’étais sur le chemin de l’atteindre. Mais à chaque fois, ça retombe comme un soufflé. Cette situation ne m’empêche pas d’avoir du plaisir, ni du désir. Cela peut quand même me rendre triste, parce que j’ai l’impression de passer à côté de quelque chose. J’ai un goût d’inachevé», regrette-t-elle. La masturbation n’a pas été plus concluante.
Quand elle a tenté d’en parler à une psychologue, elle s’est heurtée à sa réaction culpabilisante. «Elle a eu l’air très étonnée et elle m’a dit qu’il était indispensable que je jouisse. Je ne suis pas retournée la voir. Ce genre de phrase nous conforte dans l’idée très déplaisante qu’on n’est pas normal si on ne jouit pas et que l’orgasme va automatiquement nous apporter bien-être et sérénité.» Même si elle ne reçoit aucune pression de la part de son compagnon, Anna ressent tout de même le poids de cette norme orgasmique. «J’essaie de ne pas y penser à chaque rapport sexuel, sinon c’est trop lourd. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander si ça va m’arriver un jour. Quand on couche ensemble, mon copain me propose de le guider ou que j’exprime ce dont j’aurais envie. Je me sens souvent perdue et je ne sais pas forcément quoi lui dire,
«La sexualité des femmes a toujours été caractérisée comme étant soit dans l’excès, soit dans le manque» Marilène Vuille, sociologue et historienne de la médecine
ni quoi faire. Je ressens toujours une forme de charge mentale à faire plaisir à l’autre, plutôt qu’à moi-même. C’est un réflexe qui fait qu’à 30 ans, je ne sais toujours pas vraiment ce qui me fait plaisir.»
Le déclic de «l’aspirateur à clitoris»
Cette focalisation sur l’autre, y compris dans la sexualité, a aussi été pesante pour Noa, jeune Vaudoise de 23 ans. Son anorgasmie a été associée à des pensées très dépréciatives sur elle-même. «Pendant longtemps, j’ai cru que j’étais physiquement incapable d’avoir un orgasme. Je me voyais comme cassée, alors je concentrais toute ma sexualité sur le désir de l’autre. Pour moi, ce n’était même pas la peine de prendre le temps d’essayer», dit-elle. A cela s’ajoute une forme de culpabilité de ne pas correspondre à un supposé idéal d’émancipation sexuelle et de connaissance parfaite de son corps. «Je me sentais inapte à être la féministe que j’avais envie d’être. J’ai eu une phase où j’ai un peu tout essayé: regarder du porno, écouter de l’audioporn, etc. Je lisais des contenus sur la sexualité, mais je me disais que ça ne marchait pas sur moi. Je pensais aussi que je n’étais pas un bon coup, car je n’avais pas la possibilité de jouir pour nourrir l’ego de mes partenaires.»
Les choses changent lorsqu’une amie lui offre un sex-toy de type «aspirateur à clitoris», qui lui procure ses premiers orgasmes. «J’ai vu que mon corps en était capable et c’était comme un déclic pour moi. Après ça, j’ai eu un autre rapport à ce corps et j’ai beaucoup aimé ma sexualité. Pour autant, c’était toujours impossible d’en avoir avec des hommes.» Jusqu’à ce qu’elle en ait un pour la première fois avec son conjoint actuel. «C’est arrivé comme ça, on avait vraiment pris le temps de s’exciter. J’étais trop contente, c’était la teuf!» Pour autant, Noa continue d’avoir des difficultés à jouir avec son compagnon. Mais elle a changé de regard sur cet état de fait. «On en fait une montagne, mais mon copain et moi considérons tous les deux qu’une des meilleures fois de notre vie est un rapport où ni lui ni moi n’avons «fini». C’était la première fois où l’on a senti qu’on comprenait comment nos corps fonctionnaient l’un avec l’autre. Pour moi, l’orgasme est la cerise sur le gâteau, mais le gâteau était déjà très bon!» revendique-t-elle.
La figure repoussoir de la frigide
La stigmatisation de l’absence d’orgasme chez une femme trouve ses origines dans un processus historique de pathologisation de la sexualité féminine. La sociologue et historienne de la médecine Marilène Vuille, collaboratrice scientifique à l’Université de Zurich, a étudié les manifestations de cette pathologisation dans les discours médicaux, associée à de supposés «troubles» qui ont pris différentes formes au fil des siècles. «La sexualité des femmes a toujours été caractérisée comme étant soit dans l’excès, soit dans le manque, avec par exemple les notions de nymphomanie ou de frigidité», explique-t-elle.
Au début du XXe, la frigidité désigne une pathologie spécifiquement féminine pour qualifier une absence de désir, d’orgasme ou de toute sensation voluptueuse, qui se distingue de «l’impuissance» des hommes. «Dans les manuels de conseil conjugal de l’époque, on commence à considérer que la sexualité des femmes doit être épanouie. Cet épanouissement a pour finalité que le couple dure et il ne doit pas déborder du cadre conjugal», explique la chercheuse. «Dans la sexologie américaine qui se développe à partir des années 1940, avec les travaux d’Alfred Kinsey puis de Masters et Johnson, la capacité de jouissance des femmes est décrite comme équivalente à celle des hommes. D’autres discours émergent, à la fois plus émancipateurs et normatifs, qui prônent un épanouissement plus individualisé par la sexualité. Le sociologue André Béjin parle d’une «orgasmologie», soit des discours sexologiques centrés sur la capacité à jouir.» En parallèle, la «frigide» devient une sorte d’archétype de femme austère et rigide. «Ce terme a un lourd passif, car il a aussi beaucoup servi à disqualifier les féministes et les lesbiennes», ajoute-t-elle.
«Dernier degré de la haine de soi»
La focalisation sur un prétendu orgasme vaginal et la disqualification du plaisir clitoridien, portées par Freud, ont aussi alimenté ce stéréotype. «Dans les discussions sur l’orgasme et la frigidité féminins, une fausse distinction est faite entre l’orgasme vaginal et l’orgasme clitoridien. Les hommes ont généralement défini la frigidité comme l’incapacité d’une femme à ressentir l’orgasme vaginal», écrit la militante féministe américaine Anne Koedt dans son texte Le Mythe de l’orgasme vaginal, publié en 1968. Or, poursuit-elle, le centre de la sensibilité sexuelle est le clitoris. «Et comme le clitoris n’est pas nécessairement assez stimulé dans les positions conventionnelles, nous restons «frigides».» La frigidité serait donc une maladie qui n’existe pas et chercher à la guérir mènerait «au dernier degré de la haine de soi et de l’insécurité».
Plusieurs femmes que nous avons interrogées ont ressenti le besoin de se justifier du fait de ne pas jouir auprès de leurs partenaires sexuels, pour les rassurer sur le fait que cela ne vient pas d’eux. Mais parfois, ces derniers font partie du problème, soit en étant de piètres amants, soit en leur mettant euxmêmes la pression… C’est ce qui est arrivé à Eléonore, 33 ans, qui vit dans le canton de Fribourg. Célibataire et hétérosexuelle, elle n’a jamais eu d’orgasme et se sent parfois obligée de l’expliquer à ses dates. «En retour, j’ai parfois reçu des conseils peu bienveillants. Une fois, un partenaire m’a dit, sans aucune empathie: «Tu devrais essayer plus», se souvient-elle. D’autres en font un défi personnel à relever. «J’ai connu des hommes très patients et compréhensifs, mais certains se mettaient en tête d’être ceux par lesquels ça m’arrive», poursuit Eléonore. En participant à un atelier sur l’anorgasmie, la trentenaire a réalisé qu’elle n’était pas seule à vivre cette absence de jouissance. «Aujourd’hui, je ressens une frustration à ne pas connaître cet orgasme dont tout le monde parle, mais je ne considère plus que c’est une finalité», conclut-elle.
Un voyage plaisant, mais pas indispensable
C’est à la même conclusion qu’est arrivée Camille, salariée d’une association de 36 ans. «Je parviens à avoir des orgasmes seule en deux minutes avec un vibromasseur. Mais avec un mec, jamais de ma vie», résume-telle. En couple avec son compagnon depuis six ans, ils en ont beaucoup parlé au début de leur relation. «Je m’étais dit qu’il fallait que je règle ce truc avant mes 30 ans. Et puis, c’est plus compliqué que prévu, car plusieurs années après avoir consulté une psy, j’ai un peu lâché l’affaire», dit-elle. Ses lectures sur le sujet et le constat que beaucoup de femmes vivaient la même chose l’ont, elle aussi, réconfortée. «Je me suis sentie comme faisant partie d’un collectif. Ce n’est pas moi qui suis anormale, c’est la sexualité patriarcale qui est problématique.» Les orgasmes obtenus dans la masturbation, qu’elle considère comme «un espace à soi» sans enjeux relationnels ni regards tiers, lui suffisent. «J’ai toujours gardé cet espace qui n’appartient qu’à moi. Après avoir eu un enfant il y a deux ans, j’ai eu envie de le retrouver avant même de reprendre une sexualité partagée. Je le fais souvent et ça me rend heureuse.»
Myriam, Genevoise de 36 ans, a elle aussi vécu une forme de libération personnelle à la suite de la grève des femmes du 14 juin 2019, marquée par une mobilisation historique en Suisse. «Je n’avais jamais parlé du fait que je n’avais pas d’orgasmes auparavant. C’est comme si ce n’était pas pour moi. J’avais l’impression que je n’y aurais pas droit et je trouvais ça injuste. Avec toutes les discussions que la grève a générées, je me suis plongée dans la question de ma sexualité en me disant que ça pouvait m’arriver à moi aussi.» Elle a connu son premier orgasme à 31 ans grâce à un sex-toy offert par des amies, dont elle dit qu’il a réparé ce sentiment d’injustice. Elle ne veut pas se rendre malade parce qu’elle ne connaît pas ce climax dans sa sexualité avec des hommes. Et dresse cette comparaison: «J’aimerais bien en faire l’expérience, de la même manière que j’aimerais aller un jour en Islande! Ce serait sympa et plaisant, mais je ne suis pas en train d’y penser tous les jours.»■