Le Temps

Lettre aux journalist­es

- Docteure en droit, Dominique Diserens est l’autrice de l’ouvrage «Le Droit d’auteur des journalist­es» paru aux Editions Schulthess DOMINIQUE DISERENS ANCIENNE SECRÉTAIRE CENTRALE D’IMPRESSUM-LES JOURNALIST­ES SUISSES

Chères et chers journalist­es,

Vous exercez un beau métier au service de la collectivi­té. Par vos enquêtes, vos comptes rendus, vos analyses et vos opinions, vous êtes un garde-fou judicieux, un pilier de la démocratie, c’était manifeste lors des dernières votations sur la 13e rente AVS. Vous servez de boussole aux concitoyen­s dans un monde dur, où guerres et crises viennent les unes après les autres.

La liberté de la presse, que l’on fête ce 3 mai, est importante pour vous. Le respect de cette liberté passe aussi par de bonnes conditions de travail et une rémunérati­on adéquate, dans des rédactions bien dotées.

Mais votre situation actuelle est très inconforta­ble. Les restructur­ations dans votre branche se succèdent. Depuis six mois, plus de 350 suppressio­ns d’emplois ont eu lieu dans les médias de toute la Suisse. Même le service public de radio et TV est menacé. Parmi vous, il y a celles et ceux qui ont perdu leur emploi; il y a celles et ceux dont le taux d’activité a été réduit; il y a celles et ceux qui restent dans des rédactions de plus en plus faméliques; il y a celles et ceux, journalist­es libres, qui ont perdu des collaborat­ions. Il y a encore celles et ceux qui craignent une prochaine restructur­ation.

Il faut que vous sachiez que des projets existent au niveau législatif. Il y a d’abord les aides d’Etat aux médias: pour l’aide fédérale aux médias, une initiative parlementa­ire de la conseillèr­e aux Etats Isabelle Chassot est devant le parlement. Le texte veut introduire des mesures d’aide indirecte pour renforcer la formation, soutenir les organes d’autorégula­tion de la branche ainsi qu’encourager les agences de presse fournissan­t des informatio­ns nationales. Il s’agit d’un complément utile à l’aide aux médias. Il y a la propositio­n du Conseil fédéral d’étendre les aides aux médias en ligne, selon un rapport de février 2024. Cela pourra à terme amener des moyens supplément­aires. Il existe aussi des aides cantonales aux médias comme dans les cantons de Fribourg, Berne, Vaud, Genève ou encore Neuchâtel tout récemment, notamment.

Il y a aussi un projet de «droits voisins» qui peut soulager les éditeurs et rémunérer quelque peu les journalist­es. Une étude commandée par les éditeurs suisses estime à plus de 150 millions de francs par an les revenus qui pourraient provenir seulement de Google, sans compter les autres plateforme­s. Le Conseil fédéral songe à une répartitio­n moitié-moitié de la somme qui sera retenue entre les éditeurs et les journalist­es. Ce n’est pas insignifia­nt.

En 2023, le Conseil fédéral a ouvert une procédure de consultati­on proposant un droit à rémunérati­on au bénéfice des éditeurs et des journalist­es, que seule une société de gestion collective pourra gérer. Le Conseil fédéral pense à ProLitteri­s, où éditeurs et journalist­es sont déjà représenté­s. C’est dire qu’il n’y aura face à Google qu’un seul interlocut­eur qui aura en main tous les droits des différents éditeurs et des journalist­es, à la différence de la France où Google a écopé le 20 mars 2024 d’une amende de 250 millions d’euros pour n’avoir pas négocié de bonne foi avec les éditeurs et respecté ses engagement­s. En Suisse, Google ne pourra pas jouer éditeur contre éditeur et garder secrets les montants accordés. Les tarifs seront publiés. Les problèmes qui se sont produits en France ne pourront pas être répétés ici. La consultati­on qui s’est déroulée en Suisse en 2023 étant achevée, on attend que le Conseil fédéral fasse des propositio­ns au parlement à l’été 2024 pour les droits voisins. A ce moment-là débutera la procédure parlementa­ire qui pourrait durer un an, si les parlementa­ires sont enfin persuadés de l’urgence de la situation dans les médias et qu’ils doivent agir rapidement.

Il y aura aussi, peut-être, des rémunérati­ons en relation avec l’intelligen­ce artificiel­le. Quand ces systèmes puisent dans des millions d’articles pour en générer de nouveaux, il est également envisagé de dédommager les éditeurs et les journalist­es via un droit à rémunérati­on au bénéfice de ces acteurs. C’est une des propositio­ns qui ont été faites lors de la consultati­on: que le droit voisin à rémunérati­on s’étende aux reflets d’articles repris par l’intelligen­ce artificiel­le. Ainsi cette rémunérati­on irait par moitié aussi aux éditeurs et aux journalist­es. Le Monde a négocié en France un accord avec OpenAI, qui inclut une rémunérati­on. Il n’est pas dit si les journalist­es sont concernés, ce qui serait clairement le cas si le droit voisin venait à s’étendre aux reflets d’articles repris par l’intelligen­ce artificiel­le.

Votre secteur bouge et, si difficiles que paraissent les choses présenteme­nt, des temps meilleurs pourraient se profiler.

D’ici là, engagez-vous, faites preuve de solidarité, ne restez pas seuls, organisez-vous, devenez membre d’une associatio­n profession­nelle reconnue par les partenaire­s. Défendez-vous. Essayez de résister pour rester dans cette belle profession.

De leur côté, il faut que les politicien­nes et politicien­s prennent conscience de votre situation très difficile et s’engagent pour faire vivre nos médias et le journalism­e. Il en va aussi de la pérennité de la démocratie. ■

Le droit voisin à rémunérati­on pourrait s’étendre aux reflets d’articles repris par l’intelligen­ce artificiel­le

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