Lettre aux journalistes
Chères et chers journalistes,
Vous exercez un beau métier au service de la collectivité. Par vos enquêtes, vos comptes rendus, vos analyses et vos opinions, vous êtes un garde-fou judicieux, un pilier de la démocratie, c’était manifeste lors des dernières votations sur la 13e rente AVS. Vous servez de boussole aux concitoyens dans un monde dur, où guerres et crises viennent les unes après les autres.
La liberté de la presse, que l’on fête ce 3 mai, est importante pour vous. Le respect de cette liberté passe aussi par de bonnes conditions de travail et une rémunération adéquate, dans des rédactions bien dotées.
Mais votre situation actuelle est très inconfortable. Les restructurations dans votre branche se succèdent. Depuis six mois, plus de 350 suppressions d’emplois ont eu lieu dans les médias de toute la Suisse. Même le service public de radio et TV est menacé. Parmi vous, il y a celles et ceux qui ont perdu leur emploi; il y a celles et ceux dont le taux d’activité a été réduit; il y a celles et ceux qui restent dans des rédactions de plus en plus faméliques; il y a celles et ceux, journalistes libres, qui ont perdu des collaborations. Il y a encore celles et ceux qui craignent une prochaine restructuration.
Il faut que vous sachiez que des projets existent au niveau législatif. Il y a d’abord les aides d’Etat aux médias: pour l’aide fédérale aux médias, une initiative parlementaire de la conseillère aux Etats Isabelle Chassot est devant le parlement. Le texte veut introduire des mesures d’aide indirecte pour renforcer la formation, soutenir les organes d’autorégulation de la branche ainsi qu’encourager les agences de presse fournissant des informations nationales. Il s’agit d’un complément utile à l’aide aux médias. Il y a la proposition du Conseil fédéral d’étendre les aides aux médias en ligne, selon un rapport de février 2024. Cela pourra à terme amener des moyens supplémentaires. Il existe aussi des aides cantonales aux médias comme dans les cantons de Fribourg, Berne, Vaud, Genève ou encore Neuchâtel tout récemment, notamment.
Il y a aussi un projet de «droits voisins» qui peut soulager les éditeurs et rémunérer quelque peu les journalistes. Une étude commandée par les éditeurs suisses estime à plus de 150 millions de francs par an les revenus qui pourraient provenir seulement de Google, sans compter les autres plateformes. Le Conseil fédéral songe à une répartition moitié-moitié de la somme qui sera retenue entre les éditeurs et les journalistes. Ce n’est pas insignifiant.
En 2023, le Conseil fédéral a ouvert une procédure de consultation proposant un droit à rémunération au bénéfice des éditeurs et des journalistes, que seule une société de gestion collective pourra gérer. Le Conseil fédéral pense à ProLitteris, où éditeurs et journalistes sont déjà représentés. C’est dire qu’il n’y aura face à Google qu’un seul interlocuteur qui aura en main tous les droits des différents éditeurs et des journalistes, à la différence de la France où Google a écopé le 20 mars 2024 d’une amende de 250 millions d’euros pour n’avoir pas négocié de bonne foi avec les éditeurs et respecté ses engagements. En Suisse, Google ne pourra pas jouer éditeur contre éditeur et garder secrets les montants accordés. Les tarifs seront publiés. Les problèmes qui se sont produits en France ne pourront pas être répétés ici. La consultation qui s’est déroulée en Suisse en 2023 étant achevée, on attend que le Conseil fédéral fasse des propositions au parlement à l’été 2024 pour les droits voisins. A ce moment-là débutera la procédure parlementaire qui pourrait durer un an, si les parlementaires sont enfin persuadés de l’urgence de la situation dans les médias et qu’ils doivent agir rapidement.
Il y aura aussi, peut-être, des rémunérations en relation avec l’intelligence artificielle. Quand ces systèmes puisent dans des millions d’articles pour en générer de nouveaux, il est également envisagé de dédommager les éditeurs et les journalistes via un droit à rémunération au bénéfice de ces acteurs. C’est une des propositions qui ont été faites lors de la consultation: que le droit voisin à rémunération s’étende aux reflets d’articles repris par l’intelligence artificielle. Ainsi cette rémunération irait par moitié aussi aux éditeurs et aux journalistes. Le Monde a négocié en France un accord avec OpenAI, qui inclut une rémunération. Il n’est pas dit si les journalistes sont concernés, ce qui serait clairement le cas si le droit voisin venait à s’étendre aux reflets d’articles repris par l’intelligence artificielle.
Votre secteur bouge et, si difficiles que paraissent les choses présentement, des temps meilleurs pourraient se profiler.
D’ici là, engagez-vous, faites preuve de solidarité, ne restez pas seuls, organisez-vous, devenez membre d’une association professionnelle reconnue par les partenaires. Défendez-vous. Essayez de résister pour rester dans cette belle profession.
De leur côté, il faut que les politiciennes et politiciens prennent conscience de votre situation très difficile et s’engagent pour faire vivre nos médias et le journalisme. Il en va aussi de la pérennité de la démocratie. ■
Le droit voisin à rémunération pourrait s’étendre aux reflets d’articles repris par l’intelligence artificielle