«Certains employés connaissent mal la notion de harcèlement sexuel»
Les blouses blanches sortent du silence. Personne de confiance auprès de plusieurs institutions de santé romandes, Raymonde Richter-Perruchoud oeuvre au plus près des victimes et des auteurs de violences sexistes et sexuelles
Il y a les baisers forcés dans l’ascenseur, le pelotage de seins, les collègues qui caressent le dos. Les «blagues» graveleuses, les questions intrusives. Les témoignages de victimes de violences sexistes et sexuelles en blouse blanche s’accumulent sur les réseaux et dans les médias, à la faveur des hashtags #MeToo Hôpital et #MeToo Médecine. Le feu s’est allumé en France à la mi-avril, lorsque la médiatique infectiologue Karine Lacombe accusait dans Paris Match l’urgentiste tout aussi médiatique Patrick Pelloux de «harcèlement sexuel et moral» – des allégations qu’il dément. Si en Suisse romande, la parole semble plus secrète, des soignantes déploraient récemment sur la RTS un harcèlement sexuel toujours à l’oeuvre, une omerta forte et des enjeux de pouvoir délétères dans le monde de la santé. Mathias Reynard déclarait aussi vouloir développer une campagne contre le harcèlement dans les milieux hospitaliers en Valais, où il est ministre de la Santé.
Alors que la prise de conscience sociétale grandit et que des mesures sont prises dans les hôpitaux, quels sont les enjeux sur le terrain? Raymonde Richter-Perruchoud est avocate et médiatrice. Elle exerce comme personne de confiance externe pour le CHUV et l’Etablissement hospitalier de La Côte, ainsi que dans des cabinets médicaux privés. Elle supervise également les quatre personnes de confiance de la Convention collective de travail Santé 21, dans le canton de Neuchâtel. Des mandats qui l’amènent au plus près des victimes, des témoins et parfois des auteurs de harcèlement sexuel.
«Les victimes parlent de menaces de représailles et de risques d’atteintes à leur réputation»
Observez-vous l’émergence d’un #MeToo Hôpital en Suisse romande? Comme personne de confiance externe, je suis une ressource parmi d’autres à la disposition du personnel. Je n’ai pour l’instant pas davantage de demandes. J’ai par contre l’impression que, déjà avant ce mouvement, les personnes ciblées se confiaient davantage à des collègues, car des tiers me contactent pour savoir que faire avec une situation qu’on leur a rapportée.
A quoi les victimes font-elles face au moment de se confier sur les violences subies? Elles – ce sont principalement des femmes – expliquent souvent qu’elles ont hésité longtemps avant de venir. Certaines sont déjà atteintes dans leur santé. Une dégradation de leur état ou le fait que la personne ayant des comportements inadéquats devienne leur responsable peuvent être des déclencheurs. D’autres attendent même de quitter l’institution pour laisser une trace et contribuer à ce que la situation n’arrive pas aux autres. Malgré la confidentialité des démarches auprès de la personne de confiance, demander de l’aide reste difficile.
Quel est exactement le rôle de la personne de confiance dans ces situations? Fournir une écoute, un soutien, des conseils. Elle examine avec la victime les possibilités de faire cesser les agissements et de les dénoncer. Il faut savoir qu’être à l’initiative d’une dénonciation représente un poids et un tiraillement. Les personnes ont besoin que les agissements s’arrêtent, sans forcément vouloir déclencher une enquête interne pouvant mener jusqu’à un licenciement, qui aura des conséquences pour l’auteur mais aussi pour l’institution. Par ailleurs, elles manquent parfois de preuves.
Quelles dynamiques sont particulièrement à l’oeuvre dans le milieu hospitalier, que l’on sait très hiérarchique? Les victimes parlent de menaces de représailles et de risques d’atteintes à leur réputation qui pourraient les suivre, même sur leur prochain lieu de travail. Les conséquences peuvent atteindre leur carrière professionnelle, mais aussi leur carrière académique.
Que risquent les auteurs de harcèlement sexuel? Les sanctions – avertissement, licenciement, changement de statut, etc. – et les mesures dépendent de la gravité. Une application uniforme des sanctions est attendue, peu importe le statut de l’auteur. Une des difficultés est que l’employeur ne peut pas communiquer sur ce qu’il a entrepris envers l’auteur, car cela appartient au dossier personnel de l’employé. C’est uniquement visible quand un auteur est licencié ou déplacé. Les personnes qui s’adressent à moi ont d’ailleurs parfois l’impression qu’il est plus fréquent de déplacer la victime que l’auteur, ce qu’elles critiquent.
Y a-t-il une méconnaissance généralisée du coût des violences sexistes et sexuelles en milieu médical et hospitalier? Je n’ai pas connaissance d’études sur ce sujet. Si on prend l’ordre des événements, les victimes sont les premières touchées; leur souffrance peut ainsi amener des frais médicaux et un manque à gagner dû à leurs absences. A cela s’ajoutent les freins dans leur carrière, avec un plafonnement de leur rémunération. Cela aura donc aussi des conséquences sur leur entourage privé. Par ricochet, les intérêts financiers de l’employeur et de la collectivité sont aussi concernés.
Certains hôpitaux prônent le principe de «tolérance zéro». Nombre de mesures sont prises depuis des années. Pourtant, les violences sont toujours présentes. Qu’est-ce qui pèche? Je constate régulièrement que certains employés connaissent mal la notion de harcèlement sexuel. Ils peuvent ignorer que le ressenti de la victime est déterminant, et qu’une partie des comportements de sexisme ordinaire y sont inclus. Sans parler du fait que certains ne mesurent pas la portée des conséquences de ce type de violences.
Sur l’hôpital dans son ensemble, et donc possiblement sur la qualité des soins? Porter atteinte à un membre du personnel, c’est porter atteinte à la dynamique d’équipe et à son employeur. Par ailleurs, ces agissements relèvent du droit du travail, mais certains ont un caractère pénal. Les formations des cadres et des témoins amènent des prises de conscience. Après la libération de la parole, il me semble qu’une évolution positive est amorcée, même si c’est un travail de longue haleine.
Comment réagir de manière adéquate quand on est témoin de harcèlement sexuel, à l’hôpital ou ailleurs? Chaque employé est responsable de contribuer à un environnement de travail sain, respectueux et inclusif. Les témoins ont donc un rôle important à jouer. Pour dépasser l’état de surprise ou de gêne, il est utile de se préparer pour répondre rapidement et concrètement aux situations inadéquates.
Les sensibilisations sur la base de la méthode des «5D» permettent d’être en pouvoir d’agir le moment venu.
De quoi s’agit-il? Distraire, déléguer, documenter, diriger, dialoguer. Le témoin peut «distraire» en détournant l’attention du harceleur par un subterfuge. Il peut «déléguer» en allant chercher de l’aide et des conseils auprès d’autres ressources disponibles. Il peut «documenter» en collectant les preuves du harcèlement et en notant quelques indications que la victime pourra utiliser si elle souhaite porter plainte. Le témoin peut aussi «diriger» en intervenant directement pour faire cesser la situation, à condition qu’il ne se mette pas en danger. Enfin, il peut «dialoguer» avec la victime après l’événement pour lui offrir son soutien et lui indiquer les ressources vers lesquelles elle peut se tourner.
Les cadres portent aussi une responsabilité importante dans la gestion de ces situations… Ils représentent l’employeur sur le terrain, mais n’en saisissent pas toujours complètement les implications: ils ont un devoir légal d’exemplarité, et celui de gérer le harcèlement sexuel au sein de leurs équipes, tout comme n’importe quelles atteintes à l’intégrité. Ils devraient même signaler des comportements inadéquats dont ils ont connaissance hors de leurs équipes. Le pendant de cela est qu’il est nécessaire de leur donner les moyens de remplir leurs obligations. Comment? Avoir une expertise dans son domaine est une chose, gérer une équipe et des attitudes inadéquates en est une autre. Cela demande des connaissances, des compétences et du temps. La non-intervention du management peut amener une personne à se taire et à souffrir en silence. En matière d’atteintes à l’intégrité, ce n’est pas «celui qui veut, peut» dénoncer, mais bien «celui qui peut, veut» dénoncer. La confiance dans le fait que le management entendra et traitera sérieusement et rapidement les doléances participe à la libération de la parole.
Que pourrait-on changer dans la culture et l’organisation de travail en milieu hospitalier pour que les cas de harcèlement diminuent? Il appartient aux institutions de mener une réflexion approfondie à ce sujet. Toutefois, chez les victimes qui me contactent, une des pistes qui revient souvent est de questionner et de faire évoluer les formes de pouvoir et de leadership, ainsi que les systèmes de rémunération et de promotion. Cela dans un climat de travail où l’on fait vivre le respect, l’égalité des genres et la reconnaissance de l’apport de chacun.
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