Le Temps

L’oiseleur de la danse

«Ce qui m’a poussé à faire ce métier, c’est une obsession que j’ai eue très tôt pour la vulnérabil­ité, la différence» L’artiste français projette le Ballet du Grand Théâtre à hauteur d’alouettes dans «Outsider». Confidence­s d’un enfant des montagnes

- ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff

Le Courage des oiseaux est son mantra. Rachid Ouramdane susurre à l’instant la fameuse chanson d’adieu de Dominique A et c’est comme un générique. Dans un bureau haut perché du Grand Théâtre, le chorégraph­e français rêve Outsider, le spectacle qu’il répète avec les danseurs du Ballet de Genève et des sportifs de l’extrême, dont le funambule star Nathan Paulin – première ce vendredi. L’artiste fredonne «Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé» et vous planez.

Sa voix est une laine douce, son visage est d’une roche fine. Outsider est un éclat de rêve, une facette d’une oeuvre plurielle, oscillant entre deux bords, l’un politique et fraternel, l’autre poétique et en apesanteur. En 2018, il mettait en lumière la grâce et le courage d’ados exilés en France (Franchir la nuit, joué dans plusieurs villes, avec à chaque fois des jeunes migrants établis sur place). En 2019, il initiait à la grammaire des étourneaux une escadrille de garçons et de filles (Möbius avec la Compagnie XY). Invitation à la hauteur dans les deux cas.

Rachid Ouramdane, 53 ans, construit ainsi, depuis ses débuts dans les années 1990, des microcosme­s qui tantôt révèlent l’héroïsme des sans-grades, tantôt exaltent le don d’apôtres du dépassemen­t – dans le bien nommé Corps extrêmes par exemple. Ce talent fédérateur lui vaut de diriger aujourd’hui le Théâtre national de Chaillot, ce palais qui, sur sa butte, fait de l’oeil à la tour Eiffel. L’ombre de Jean Vilar, qui voulait que Shakespear­e et Corneille parlent à tous, se faufile encore dans les coursives d’un bâtiment pharaoniqu­e désormais dédié à la danse.

Le hip-hop, ce berceau

«Hospitalit­é» est le mot fétiche de celui qui, en 2021, succédait, place du Trocadéro, au chorégraph­e Didier Deschamps. Il a hérité cette largesse d’Amar et de Fatima, ses parents algériens qui s’installent à Annecy à la fin des années 1960. «Ils voulaient que je sois heureux, qu’importe le métier, raconte-t-il. Mes profs me poussaient à faire des études, ils étaient contents pour moi. Ado, je me voyais biologiste, j’aimais les sciences naturelles.» Dès la fin des cours, le jeune Rachid file dans les montagnes alentour, pressé comme le chamois en quête de belvédère. Ou défie les copains sur le pavé du hip-hop, histoire de fendre l’air en bande, tandis que le transistor tressaute.

«Si je suis devenu artiste, ce n’est pas seulement parce que j’ai été admis au Centre national de danse contempora­ine d’Angers, alors que j’accompagna­is une copine qui postulait, ce qui n’était pas mon cas. Ce qui m’a poussé à faire ce métier, c’est une obsession que j’ai eue très tôt pour la vulnérabil­ité, la différence. Quand on vit dans certains quartiers, on est témoin d’injustices sociales telles qu’on veut changer les choses. C’est la raison pour laquelle j’aspire à ce que le Théâtre de Chaillot soit l’agora d’un mouvement contagieux, d’un plaisir de danser partagé.»

Les douleurs que nous taisons nous emmaillote­nt. Rachid devine celle de son père, cet homme né en 1922 qui a fait la Seconde Guerre mondiale, qui en a bavé en Indochine ensuite, toujours comme soldat sous la bannière de la France. «Au moment de la guerre d’Algérie, il n’a pas voulu rester dans l’armée française. Il a déserté et disparu pendant deux ans, ma mère a cru qu’il était mort. Il est réapparu un jour, maigre comme un cadavre. De cette période, il ne parlait jamais. Plus tard, j’ai su qu’il avait été torturé par des militaires français qui le soupçonnai­ent de vouloir aider les combattant­s du FLN.»

De ce scandale, Rachid a fait deux pièces, Des Témoins ordinaires, pour laquelle il a rencontré des rescapés de la torture, et Loin, solo où il tirait les fils d’une histoire familiale qui s’écartèle entre l’Algérie et le Vietnam où Amar a dû se battre. «J’ai filmé ma mère pour Loin, je voulais qu’on l’entende parler de sa jeunesse algérienne. Elle a vu beaucoup de mes créations, mais mon monde lui était étranger. Il y a quelques années, je présentais une pièce à Genève et je lui avais demandé de venir d’Annecy passer la journée avec moi. En fin d’après-midi, je lui ai demandé si elle voulait voir le spectacle. Elle m’a juste dit: «Je ne veux pas te déranger au travail.»

«Murmuratio­n»

Outsider est une hune où l’on s’éprend d’élans qui finissent par nous emporter. Sur scène, des pianistes interpréte­ront deux oeuvres de Julius Eastman, ce compositeu­r afro-américain des années 1970-1980 dont le spleen abyssal – cette sensation d’être chassé de tout – infuse en musique enveloppan­te. Nathan Paulin et ses camarades funambules suspendron­t le temps. Des danseurs cartograph­ieront les méridiens de leurs divagation­s. Rachid Ouramdane aime parler de «murmuratio­n»: «Les ornitholog­ues désignent par ce mot la capacité qu’ont les oiseaux de voler par milliers ensemble, sans leader, dans une harmonie qui me bouleverse. Ce qui me touche, c’est cette solidarité qui est le don de la nature.»

Rachid Ouramdane est un oiseleur libertaire. Il ouvre des cages, se réjouit de la fuite des colibris, de la surprise du spectateur. «Je voudrais qu’il se dise devant Outsider qu’il peut rejoindre la troupe, qu’il pourrait lui aussi accueillir l’inconnu, cet «outsider» qui habite chacun.» Dès qu’il peut, Rachid file dans les prairies du massif de la Chartreuse. Il hume l’enfance avec ses deux ados et sa compagne. Il fredonne «Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé…» Dans sa bouche, ce n’est pas un requiem sentimenta­l, mais la promesse de braver le blizzard des fatalités.

Outsider, Genève, Grand Théâtre, du 3 au 5 mai.

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