L’inquiétante impasse immobilière suisse
En abrogeant une loi sur les loyers trop contraignante pour les propriétaires qui préféraient voir leurs biens vides que de les louer, le président argentin a permis à des milliers de locataires désespérés de pouvoir se loger
En Argentine, l’arrivée au pouvoir d’un président résolument libéral a suffi pour réveiller un marché immobilier à l’arrêt. En levant des contraintes insensées, Javier Milei a incité les propriétaires à remettre en location des milliers d’appartements, sans provoquer pour l’instant une explosion des prix. Au même titre que l’action globale du disciple de Milton Friedman, l’évolution de ces derniers sera suivie de très près ces prochaines années; le pays d’Amérique latine est devenu un laboratoire d’expérimentation du laisser-faire économique total.
Alors qu’à Genève, Lausanne ou Zurich, se loger décemment devient pour toute une frange de la population un rêve inabordable, lâcher la bride qui entrave les promoteurs et fait reculer les nouvelles constructions peut sembler tentant. Une fois de plus, comparaison n’est pas totalement raison: en Suisse, ce n’est pas la rétention de biens immobiliers mais en premier lieu l’exiguïté du pays et son expansion démographique qui posent problème.
Reste des similitudes troublantes. Beaucoup pointent l’accumulation de réglementations qui, sans révision des anciennes, forment un casse-tête territorial infernal. Sans parler du célèbre «pas dans mon jardin» qui ralentit, voire anéantit, de nombreuses initiatives. Dix ans après son approbation, la nouvelle approche nationale visant à densifier plutôt que miter le territoire tarde trop à tenir ses promesses.
Accélérer les procédures, surélever des bâtiments, convertir des surfaces commerciales délaissées en zones d’habitation, favoriser les échanges intergénérationnels… Listées en février lors de la table ronde organisée par le conseiller fédéral Guy Parmelin, des pistes existent. Il s’agit maintenant surtout de passer la vitesse supérieure. Aucune recette providentielle n’étant à espérer, des petits ruisseaux feront au moins quelques rivières, bonnes à prendre pour détendre (un peu) le marché.
Il faudra du volontarisme politique et bien des compromis car c’est finalement aussi là que le bât blesse. Par électoralisme ou idéologie, la grande paralysie immobilière suisse arrange bien des élus, des adeptes de la décroissance à l’UDC.
Bientôt, la population devra se prononcer sur l’initiative «Pas de Suisse à 10 millions!» déposée il y a quelques semaines par le premier parti du pays. Et on ne voit pas pourquoi des gens qui ne réussissent pas à se loger la refuseraient. Une perspective que le Conseil fédéral et le parlement auront en tête lorsqu’ils examineront ce texte. Avec, probablement, un certain sentiment d’impuissance puisque les clés de ce dossier épineux se trouvent avant tout dans les cantons et les communes.
La paralysie actuelle arrange bien des élus
Le premier juillet 2020, face à une inflation galopante, le gouvernement péroniste d’Alberto Fernandez décide de changer la loi qui régit les baux et loyers dans le pays. Jusqu’à cette date le propriétaire pouvait indexer le loyer sur le taux d’inflation tous les trois mois, signer un bail d’une durée quelconque et le résilier avec un préavis d’un mois.
Cette nouvelle loi obligeait alors le propriétaire à signer un bail de trois ans au minimum dont le loyer ne pouvait être indexé que tous les ans. Une loi implémentée pour éviter les abus mais dont les effets allaient se révéler catastrophiques. «J’ai loué mon appartement environ 400 francs par mois en janvier 2019», explique Maria propriétaire d’un appartement 3 pièces en ville de Buenos Aires, «mais avec l’inflation je ne touchais plus qu’environ 250 francs à la fin de l’année».
Bien qu’elle fût autorisée à indexer le loyer chaque année, Maria touchait toujours moins d’argent car le taux d’indexation admis était bien en deçà de l’inflation réelle. «Si à cette diminution du revenu j’ajoutais les frais d’entretien et les impôts, je finissais par perdre de l’argent, j’ai donc renoncé à louer mon appartement», regrette amèrement la propriétaire.
Ce constat effectué par la grande majorité des propriétaires du pays a réduit quasiment à néant l’offre des locations. «En novembre 2023, il y avait pour la ville de Buenos Aires à peine quelques centaines d’appartements à louer», relève Sergio Giachetti patron d’une régie immobilière dans un quartier aisé de la capitale argentine, «ce qui est ridicule pour une ville de plus de 3 millions d’habitants (14 avec la banlieue)».
Face à cette pénurie, les loyers n’ont cessé d’augmenter et les gens, désespérés, étaient prêts à payer n’importe quoi. «J’ai même eu des clients qui ont signé un bail sans avoir visité le bien, se souvient l’agent immobilier. Un appartement mis sur le marché se louait en vingtquatre heures, quels que fussent son lieu, sa taille et son prix».
Dynamisme retrouvé
Devant cette situation devenue intenable, le président argentin Milei n’hésite pas et, quelques jours seulement après son intronisation en décembre dernier, il décide d’abroger la loi sur les loyers en vigueur. Tout devient alors moins contraignant pour le propriétaire. Il peut louer son bien le laps de temps désiré, indexer le montant du loyer à son rythme et le fixer en dollars si ça lui convient.
Le résultat est immédiat, les appartements vides réapparaissent instantanément sur le marché, «en trois mois ce sont près de 20 000 appartements qui ont été offerts à la location», constate Sergio Giachetti, pour qui tout le monde est gagnant. Le propriétaire retrouve en effet un intérêt à proposer son bien en location et le locataire a de nouveau le choix et le temps, puisqu’un appartement reste libre entre deux et trois semaines avant de trouver preneur.
Si le marché immobilier a retrouvé son dynamisme, il reste toutefois inaccessible pour une grande partie de la population. A Buenos Aires et dans les autres grandes villes du pays, où la moitié de la population urbaine est modeste, voire pauvre, le loyer d’un appartement 2 pièces (cuisine comprise) est en moyenne de 350 000 pesos (environ 350 francs) lorsque le salaire minimum est de 220 000 pesos (220 francs).
Conséquence, les pensions familiales sont prises d’assaut. «Ça fait treize ans que je dirige cet établissement, je n’ai jamais vu ça», témoigne Patricia à la tête d’une pension dans un quartier populaire du sud de la capitale. «J’ai une soixantaine de familles en liste d’attente qui m’appellent régulièrement pour savoir si une chambre est libre».
Dans ce genre d’hôtel, une chambre avec salle de bains et cuisine partagée coûte 220 000 pesos pour un couple et deux enfants. «C’est encore cher certes, mais sans l’impôt municipal, avec le service et le petit-déjeuner, ça reste bien meilleur marché qu’un studio», assure Patricia. Quant aux familles qui ne peuvent plus se loger dans une capitale devenue trop chère pour leur budget, il leur reste le recours à l’immense banlieue de Buenos Aires, nettement moins chère mais avec son lot de transports chaotiques, d’insécurité et de pauvreté.
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