UE: le risque d’une «grande illusion»
Berne n’est pas le seul à mener des négociations avec Bruxelles. Des micro-Etats européens ont les mêmes visées que la Confédération. Plongée dans ces relations tumultueuses avec le docteur en droit Francesco Maiani
La Confédération n’est pas la seule à mener des négociations avec l’Union européenne. Francesco Maiani, professeur de droit européen à l’Université de Lausanne, revient sur les exemples de Monaco, Andorre et Saint-Marin et met en garde: les solutions sur mesure ne sont pas infinies.
Une délégation qui quitte la table des négociations et laisse les représentants de l’Union européenne (UE) comme deux ronds de flan. Des accords qui incluent une reprise dynamique du droit européen. Cela vous rappelle quelque chose? On ne parle pourtant pas de la Suisse et de l’UE, mais de Bruxelles et des micro-Etats que sont Saint-Marin, Andorre et Monaco. Comme Berne, ils cherchent à établir un lien durable avec leur grand voisin. Et comme avec le Conseil fédéral, les pourparlers ne sont pas un long fleuve tranquille. A l’heure où les négociations entre la Suisse et l’UE ont repris en vue d’un futur accord, le parallèle avec ces Etats est plein d’enseignements. Francesco Maiani, professeur de droit européen à l’Université de Lausanne et ressortissant saint-marinais, suit ces négociations pas à pas.
Comment qualifier les relations de Saint-Marin, Andorre et Monaco avec l’UE? J’utiliserais une formule de René Schwok [professeur à l’Université de Genève, ndlr] à propos des relations Suisse-UE: «Adhésion improbable, marginalisation impossible.» L’ensemble des pays d’Europe occidentale, la Suisse et ces trois Etats compris, ont un intérêt fondamental à entretenir des relations profondes avec l’UE, et les rompre aurait des coûts sévères.
Comme le Conseil fédéral en 2021, Monaco a rompu les négociations avec l’UE. Où en sont-elles? Difficile à dire, car elles sont très opaques – même si les études sur la base desquelles Monaco a finalement décidé de quitter la table des négociations sont publiées sur le web. Des trois pays, Monaco semble d’ailleurs celui pour lequel la situation était la plus sensible. J’avais mieux suivi les négociations avec Saint-Marin mais, malgré mes efforts, je n’étais pas arrivé à percer le mur qui entourait ce dossier jusqu’au 26 avril de cette année.
Que s’est-il passé? La Commission européenne a publié sa communication – qui est l’équivalent du message du Conseil fédéral – en même temps que le paquet d’accords proposés pour signature avec Andorre et Saint-Marin. Tous les textes sont disponibles: accords, protocoles, annexes. C’est copieux.
Quel type de relation ces deux Etats vont-ils nouer avec l’UE? A première vue, très intense et intégrée, au niveau de l’Espace économique européen. Si j’ose le dire – et c’est un terme qui risque d’être mal compris, mais qui est la clé pour saisir les relations entre l’Union avec tous ses voisins – ce sera aussi une relation intrinsèquement asymétrique. C’est-à-dire? Les pays qui veulent un haut niveau d’intégration avec l’UE doivent en contrepartie accepter le fait que cette relation se joue selon les règles du marché intérieur, fixées par l’UE ellemême. Il peut y avoir des variations d’intensité. La grande illusion est toutefois de penser que les solutions sur mesure sont infinies. Concernant Andorre et Saint-Marin, lors d’une première lecture, il y aura une application pleine et entière des quatre libertés du marché intérieur, sous réserve d’arrangements particuliers et de solutions transitoires tenant compte de la petite taille de ces partenaires. Une série de politiques qui orbitent autour du droit du marché intérieur seront aussi appliquées, notamment le droit social et celui de la concurrence. Les règles institutionnelles concernant l’homogénéité du droit et le règlement des différends seront très exigeantes, en accord avec l’extrême asymétrie des partenaires et le niveau élevé des droits d’accès au marché accordés. L’accord prévoit en effet une reprise dynamique – dans certains cas automatique – du droit européen pertinent. A défaut d’une adaptation, l’ouverture d’un règlement des différends est prévue avec, le cas échéant, l’adoption de contre-mesures dont la proportionnalité peut être soumise à un arbitrage.
Exactement ce que prévoyait le projet d’accord-cadre entre l’UE et la Suisse, que le Conseil fédéral a finalement laissé tomber… Tout ça semble familier à un public suisse car on retrouve dans ces accords-là des solutions rappelant de près l’accord institutionnel de 2021. Il y a cependant quelques solutions qui franchissent les lignes rouges définies en son temps par la Suisse. Comme indiqué, pour un petit nombre d’actes, la mise à jour sera automatique: si l’acte est remplacé dans l’Union européenne, il l’est aussi dans l’accord. Voilà un type de solution que je ne m’attends pas à voir dans de futurs accords avec la Suisse.
Qu’est-ce qui est dit à propos du règlement des différends? La solution rappelle celle qui était prévue avec la Suisse, mais en plus poussée. En cas de difficultés, on passe d’abord par une procédure «diplomatique» de comité mixte, comme prévu aussi par le «Common Understanding». A défaut d’accord, chaque partie peut saisir la Cour de justice, qui est l’organe de règlement des différends. Entre Suisse et UE, en revanche, ce rôle reviendrait à un collège arbitral. Celui-ci serait toutefois tenu de saisir la Cour chaque fois qu’il s’agit d’interpréter des dispositions reprises du droit UE. Les différences sont significatives, juridiquement, politiquement et symboliquement, mais il y a une idée commune: l’interprétation du droit UE repris dans l’accord revient in fine à la Cour UE.
La thématique des juges étrangers est-elle apparue dans le débat? Je connais moins bien le débat interne à Saint-Marin, mais ce n’est pas mon impression. Permettez-moi d’observer que sur ce point, à mon avis, le débat public suisse est en train de sombrer dans l’émotivité. La Suisse est un pays dont le bien-être et la prospérité reposent, entre autres, sur un réseau étendu d’accords qu’elle a su tisser à travers les décennies. Or les accords internationaux s’accompagnent souvent de procédures judiciaires de règlement des différends. Si on commence à parler de «juges étrangers» chaque fois qu’un tribunal international entre en jeu – y compris lorsque la Suisse y siège, comme c’est normalement le cas –, on ne comprend plus rien. L’amalgame qui a été fait entre l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de climat et la question du règlement des différends entre Suisse et UE, qui n’a rien à voir, est parlant. Pour que je sois bien compris: il est entièrement légitime de discuter le rôle de la Cour de justice – qui est après tout une institution de l’UE – dans les relations Suisse-UE. Ce que je critique ici est le réflexe automatique d’assimiler toute procédure de règlement internationale à une ingérence illégitime des «juges étrangers» dans les affaires intérieures de la Suisse.
Pour Saint-Marin et Andorre, quelle est la suite? Les parties doivent encore signer et ratifier les accords. A Saint-Marin, un référendum n’est pas à exclure. Ce ne serait pas une première: Saint-Marin est un petit pays avec une riche tradition de démocratie directe, y compris sur les questions européennes.
Le scepticisme est assez fort en Suisse, en ce début de négociations. Plusieurs voix disent qu’il serait suffisant de nouer de simples accords de libre-échange, vu qu’aller plus loin mettrait la démocratie directe en danger. Que répondez-vous? Premièrement, qu’un accord de libre-échange n’est pas l’équivalent d’un accord d’accès au marché intérieur fondé sur la reprise de l’acquis européen. Si, entre la Confédération et l’Union européenne, on en était resté à l’accord de libre-échange de 1972 sans l’accord de reconnaissance mutuelle et les approfondissements qui ont suivi, le niveau d’intégration des relations économiques aurait été moindre. Posons ici un point plus général. Si la Suisse ne conclut pas un accord avec l’UE de nouvelle génération et reste aux accords actuels, voire à des accords actuels dégradés, le soleil continuera de se lever à l’est. Lorsqu’on présente cette problématique en termes existentiels, on rend un très mauvais service à la qualité du débat. En même temps, le fait de dire «un simple accord de libre-échange ferait l’affaire» trahit une certaine méconnaissance des relations entre l’UE et ses voisins. Pourquoi? Considérez pour un instant les accords économiques comme des machines à éliminer les obstacles au commerce. Vous pouvez décider d’acheter le modèle moins sophistiqué, qui est aussi celui qui coûte moins cher politiquement – le libreéchange fondé sur l’élimination des droits de douane et des quotas, avec peu ou pas d’obligations de convergence réglementaire. C’est le choix qu’a fait le Royaume-Uni, et les résultats sont sous les yeux de tout le monde. Je me permets de renvoyer ici à la «Brexit Analysis» de l’Office for Budget Responsibility britannique. Plus vous voulez des droits étendus d’accès au marché – plus vous allez en profondeur pour éliminer les obstacles techniques au commerce et aplanir les entraves administratives – , plus l’exigence de reprise et d’application uniforme du droit du marché intérieur est forte. Il peut exister des contreexemples, mais si vous regardez la totalité des relations entre l’Union européenne et ses voisins, la correspondance entre niveau d’intégration et exigences institutionnelles est frappante.
« La grande illusion est de penser que les solutions sur mesure sont infinies»
«Le débat public sur les juges étrangers est en train de sombrer dans l’émotivité»
Et concernant la démocratie directe? Je ne pense pas que le contenu du «Common Understanding» menace la démocratie directe. Ce document dit que, dans la mesure où les deux parties se mettent d’accord pour une participation de la Suisse au marché intérieur, il y a besoin de règles plus contraignantes en matière de reprise de l’acquis pertinent. Or, il existe plusieurs niveaux de sauvegarde – implicites, mais bien réels – pour la Suisse. Premièrement, pour chaque domaine, elle doit décider démocratiquement si elle doit conclure un accord ou pas. Deuxièmement, le système serait certes plus contraignant, mais en dernier recours les autorités et l’électorat suisses auraient toujours l’option de ne pas respecter telle ou telle autre obligation assumée avec l’UE et de s’exposer, bien sûr, aux contre-mesures de l’UE. Avec la garantie, qui n’existe pas aujourd’hui, de demander à des arbitres tiers si ces contre-mesures sont proportionnées. Notez que ce discours vaut avec ou sans nouvelle procédure de règlement des litiges. C’est la normalité des relations internationales: si une partie ne remplit ses obligations envers l’autre, celle-ci peut a priori suspendre à son tour l’exécution de l’accord. Troisième et dernier garde-fou: un accord qui, par hypothèse, se révélerait trop contraignant pourra être dénoncé. Donc oui, les nouvelles règles institutionnelles seraient plus exigeantes, mais je peine à y déceler une menace existentielle pour les droits populaires.
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