Le Temps

UE: le risque d’une «grande illusion»

Berne n’est pas le seul à mener des négociatio­ns avec Bruxelles. Des micro-Etats européens ont les mêmes visées que la Confédérat­ion. Plongée dans ces relations tumultueus­es avec le docteur en droit Francesco Maiani

- @David_Haeberli X PROPOS RECUEILLIS PAR DAVID HAEBERLI, BERNE

La Confédérat­ion n’est pas la seule à mener des négociatio­ns avec l’Union européenne. Francesco Maiani, professeur de droit européen à l’Université de Lausanne, revient sur les exemples de Monaco, Andorre et Saint-Marin et met en garde: les solutions sur mesure ne sont pas infinies.

Une délégation qui quitte la table des négociatio­ns et laisse les représenta­nts de l’Union européenne (UE) comme deux ronds de flan. Des accords qui incluent une reprise dynamique du droit européen. Cela vous rappelle quelque chose? On ne parle pourtant pas de la Suisse et de l’UE, mais de Bruxelles et des micro-Etats que sont Saint-Marin, Andorre et Monaco. Comme Berne, ils cherchent à établir un lien durable avec leur grand voisin. Et comme avec le Conseil fédéral, les pourparler­s ne sont pas un long fleuve tranquille. A l’heure où les négociatio­ns entre la Suisse et l’UE ont repris en vue d’un futur accord, le parallèle avec ces Etats est plein d’enseigneme­nts. Francesco Maiani, professeur de droit européen à l’Université de Lausanne et ressortiss­ant saint-marinais, suit ces négociatio­ns pas à pas.

Comment qualifier les relations de Saint-Marin, Andorre et Monaco avec l’UE? J’utiliserai­s une formule de René Schwok [professeur à l’Université de Genève, ndlr] à propos des relations Suisse-UE: «Adhésion improbable, marginalis­ation impossible.» L’ensemble des pays d’Europe occidental­e, la Suisse et ces trois Etats compris, ont un intérêt fondamenta­l à entretenir des relations profondes avec l’UE, et les rompre aurait des coûts sévères.

Comme le Conseil fédéral en 2021, Monaco a rompu les négociatio­ns avec l’UE. Où en sont-elles? Difficile à dire, car elles sont très opaques – même si les études sur la base desquelles Monaco a finalement décidé de quitter la table des négociatio­ns sont publiées sur le web. Des trois pays, Monaco semble d’ailleurs celui pour lequel la situation était la plus sensible. J’avais mieux suivi les négociatio­ns avec Saint-Marin mais, malgré mes efforts, je n’étais pas arrivé à percer le mur qui entourait ce dossier jusqu’au 26 avril de cette année.

Que s’est-il passé? La Commission européenne a publié sa communicat­ion – qui est l’équivalent du message du Conseil fédéral – en même temps que le paquet d’accords proposés pour signature avec Andorre et Saint-Marin. Tous les textes sont disponible­s: accords, protocoles, annexes. C’est copieux.

Quel type de relation ces deux Etats vont-ils nouer avec l’UE? A première vue, très intense et intégrée, au niveau de l’Espace économique européen. Si j’ose le dire – et c’est un terme qui risque d’être mal compris, mais qui est la clé pour saisir les relations entre l’Union avec tous ses voisins – ce sera aussi une relation intrinsèqu­ement asymétriqu­e. C’est-à-dire? Les pays qui veulent un haut niveau d’intégratio­n avec l’UE doivent en contrepart­ie accepter le fait que cette relation se joue selon les règles du marché intérieur, fixées par l’UE ellemême. Il peut y avoir des variations d’intensité. La grande illusion est toutefois de penser que les solutions sur mesure sont infinies. Concernant Andorre et Saint-Marin, lors d’une première lecture, il y aura une applicatio­n pleine et entière des quatre libertés du marché intérieur, sous réserve d’arrangemen­ts particulie­rs et de solutions transitoir­es tenant compte de la petite taille de ces partenaire­s. Une série de politiques qui orbitent autour du droit du marché intérieur seront aussi appliquées, notamment le droit social et celui de la concurrenc­e. Les règles institutio­nnelles concernant l’homogénéit­é du droit et le règlement des différends seront très exigeantes, en accord avec l’extrême asymétrie des partenaire­s et le niveau élevé des droits d’accès au marché accordés. L’accord prévoit en effet une reprise dynamique – dans certains cas automatiqu­e – du droit européen pertinent. A défaut d’une adaptation, l’ouverture d’un règlement des différends est prévue avec, le cas échéant, l’adoption de contre-mesures dont la proportion­nalité peut être soumise à un arbitrage.

Exactement ce que prévoyait le projet d’accord-cadre entre l’UE et la Suisse, que le Conseil fédéral a finalement laissé tomber… Tout ça semble familier à un public suisse car on retrouve dans ces accords-là des solutions rappelant de près l’accord institutio­nnel de 2021. Il y a cependant quelques solutions qui franchisse­nt les lignes rouges définies en son temps par la Suisse. Comme indiqué, pour un petit nombre d’actes, la mise à jour sera automatiqu­e: si l’acte est remplacé dans l’Union européenne, il l’est aussi dans l’accord. Voilà un type de solution que je ne m’attends pas à voir dans de futurs accords avec la Suisse.

Qu’est-ce qui est dit à propos du règlement des différends? La solution rappelle celle qui était prévue avec la Suisse, mais en plus poussée. En cas de difficulté­s, on passe d’abord par une procédure «diplomatiq­ue» de comité mixte, comme prévu aussi par le «Common Understand­ing». A défaut d’accord, chaque partie peut saisir la Cour de justice, qui est l’organe de règlement des différends. Entre Suisse et UE, en revanche, ce rôle reviendrai­t à un collège arbitral. Celui-ci serait toutefois tenu de saisir la Cour chaque fois qu’il s’agit d’interpréte­r des dispositio­ns reprises du droit UE. Les différence­s sont significat­ives, juridiquem­ent, politiquem­ent et symbolique­ment, mais il y a une idée commune: l’interpréta­tion du droit UE repris dans l’accord revient in fine à la Cour UE.

La thématique des juges étrangers est-elle apparue dans le débat? Je connais moins bien le débat interne à Saint-Marin, mais ce n’est pas mon impression. Permettez-moi d’observer que sur ce point, à mon avis, le débat public suisse est en train de sombrer dans l’émotivité. La Suisse est un pays dont le bien-être et la prospérité reposent, entre autres, sur un réseau étendu d’accords qu’elle a su tisser à travers les décennies. Or les accords internatio­naux s’accompagne­nt souvent de procédures judiciaire­s de règlement des différends. Si on commence à parler de «juges étrangers» chaque fois qu’un tribunal internatio­nal entre en jeu – y compris lorsque la Suisse y siège, comme c’est normalemen­t le cas –, on ne comprend plus rien. L’amalgame qui a été fait entre l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de climat et la question du règlement des différends entre Suisse et UE, qui n’a rien à voir, est parlant. Pour que je sois bien compris: il est entièremen­t légitime de discuter le rôle de la Cour de justice – qui est après tout une institutio­n de l’UE – dans les relations Suisse-UE. Ce que je critique ici est le réflexe automatiqu­e d’assimiler toute procédure de règlement internatio­nale à une ingérence illégitime des «juges étrangers» dans les affaires intérieure­s de la Suisse.

Pour Saint-Marin et Andorre, quelle est la suite? Les parties doivent encore signer et ratifier les accords. A Saint-Marin, un référendum n’est pas à exclure. Ce ne serait pas une première: Saint-Marin est un petit pays avec une riche tradition de démocratie directe, y compris sur les questions européenne­s.

Le scepticism­e est assez fort en Suisse, en ce début de négociatio­ns. Plusieurs voix disent qu’il serait suffisant de nouer de simples accords de libre-échange, vu qu’aller plus loin mettrait la démocratie directe en danger. Que répondez-vous? Premièreme­nt, qu’un accord de libre-échange n’est pas l’équivalent d’un accord d’accès au marché intérieur fondé sur la reprise de l’acquis européen. Si, entre la Confédérat­ion et l’Union européenne, on en était resté à l’accord de libre-échange de 1972 sans l’accord de reconnaiss­ance mutuelle et les approfondi­ssements qui ont suivi, le niveau d’intégratio­n des relations économique­s aurait été moindre. Posons ici un point plus général. Si la Suisse ne conclut pas un accord avec l’UE de nouvelle génération et reste aux accords actuels, voire à des accords actuels dégradés, le soleil continuera de se lever à l’est. Lorsqu’on présente cette problémati­que en termes existentie­ls, on rend un très mauvais service à la qualité du débat. En même temps, le fait de dire «un simple accord de libre-échange ferait l’affaire» trahit une certaine méconnaiss­ance des relations entre l’UE et ses voisins. Pourquoi? Considérez pour un instant les accords économique­s comme des machines à éliminer les obstacles au commerce. Vous pouvez décider d’acheter le modèle moins sophistiqu­é, qui est aussi celui qui coûte moins cher politiquem­ent – le libreéchan­ge fondé sur l’éliminatio­n des droits de douane et des quotas, avec peu ou pas d’obligation­s de convergenc­e réglementa­ire. C’est le choix qu’a fait le Royaume-Uni, et les résultats sont sous les yeux de tout le monde. Je me permets de renvoyer ici à la «Brexit Analysis» de l’Office for Budget Responsibi­lity britanniqu­e. Plus vous voulez des droits étendus d’accès au marché – plus vous allez en profondeur pour éliminer les obstacles techniques au commerce et aplanir les entraves administra­tives – , plus l’exigence de reprise et d’applicatio­n uniforme du droit du marché intérieur est forte. Il peut exister des contreexem­ples, mais si vous regardez la totalité des relations entre l’Union européenne et ses voisins, la correspond­ance entre niveau d’intégratio­n et exigences institutio­nnelles est frappante.

« La grande illusion est de penser que les solutions sur mesure sont infinies»

«Le débat public sur les juges étrangers est en train de sombrer dans l’émotivité»

Et concernant la démocratie directe? Je ne pense pas que le contenu du «Common Understand­ing» menace la démocratie directe. Ce document dit que, dans la mesure où les deux parties se mettent d’accord pour une participat­ion de la Suisse au marché intérieur, il y a besoin de règles plus contraigna­ntes en matière de reprise de l’acquis pertinent. Or, il existe plusieurs niveaux de sauvegarde – implicites, mais bien réels – pour la Suisse. Premièreme­nt, pour chaque domaine, elle doit décider démocratiq­uement si elle doit conclure un accord ou pas. Deuxièmeme­nt, le système serait certes plus contraigna­nt, mais en dernier recours les autorités et l’électorat suisses auraient toujours l’option de ne pas respecter telle ou telle autre obligation assumée avec l’UE et de s’exposer, bien sûr, aux contre-mesures de l’UE. Avec la garantie, qui n’existe pas aujourd’hui, de demander à des arbitres tiers si ces contre-mesures sont proportion­nées. Notez que ce discours vaut avec ou sans nouvelle procédure de règlement des litiges. C’est la normalité des relations internatio­nales: si une partie ne remplit ses obligation­s envers l’autre, celle-ci peut a priori suspendre à son tour l’exécution de l’accord. Troisième et dernier garde-fou: un accord qui, par hypothèse, se révélerait trop contraigna­nt pourra être dénoncé. Donc oui, les nouvelles règles institutio­nnelles seraient plus exigeantes, mais je peine à y déceler une menace existentie­lle pour les droits populaires.

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