PME

Coulisses du luxe

- Par Stéphane Gachet

Bertille Laguet, l’héritière de Vulcain.

Après avoir étudié le design, Bertille Laguet est entrée par hasard à la forge de Chexbres. L’odeur. L’atmosphère. Elle se sent à la maison. La jeune femme vient de reprendre l’atelier car, pour elle, le marteau et l’enclume sont plus efficaces que la tablette graphique.

« Ici, on ne dit pas sale, on dit noir.» Noir, comme son uniforme monochrome de sentinelle de la nuit polaire. Noir, comme son atelier grotte de basalte. Noir, comme les brûlures sur son tablier de cuir. Noir, comme la piste sur laquelle Bertille Laguet trace brillammen­t sa carrière de designer forgeron à Chexbres (VD).

Ici, c’est chez elle. La jeune femme vient de reprendre officielle­ment l’affaire, début octobre 2020. Et tout ce qu’il y a dans cet atelier est désormais à elle. Le grand foyer avec son soufflet, la collection de pinces, de marteaux et de gabarits, les enclumes, le pilon, le tour, la scie à ruban, la polisseuse, la presse à volant, les postes à souder, le stock de barres, jusqu’aux poignées de l’entrée en forme de pipe. Tout lui appartient, jusqu’au premier grain de suie déposé par l’arrièregra­nd-père de Philippe Naegele, le forgeron dont elle reprend le témoin.

GESTES ANCESTRAUX ET HAUTE TECHNOLOGI­E

Bertille Laguet aurait pu choisir une autre façon d’exercer son métier de designeuse, en passant sa vie à réifier le monde sur une tablette graphique, dessiner des tables, des chaises, des lampes, et fréquenter les vernissage­s en tricot chic et sneakers blanches. Elle a préféré mélanger les genres et faire de la 3D à l’enclume et au marteau. Elle maîtrise les logiciels et le rendu en image de synthèse, mais elle n’aime

Ces deux grives forgées en métal, exposées au Musée Nest, ont remporté le 2e prix de la Relève des métiers d’art en 2019.

pas ça. De toute façon, explique-t-elle, ce n’est pas si efficace: «Tout va tellement plus vite quand on est artisan.» A tel point qu’elle a renversé la logique: d’abord elle fait, puis elle digitalise.

Comme cette paire de délicates broches en rameaux de sapin stylisés déposées sur son bureau qui vont partir pour une exposition au Centre d’art contempora­in de La Chaux-de-Fonds. Bertille Laguet les a d’abord forgées, puis fait scanner, réduire et tirer en métal sur une imprimante 3D. Ou, se remémore-t-elle, cette table présentée au salon du design de Milan. La conception achevée, il fallait préparer le dossier et pour cela, des images étaient nécessaire­s. «Faire des rendus à l’ordinateur? Cela m’aurait pris trois jours…»

Elle éteint alors son laptop, ceinture son tablier sur ses hanches, coiffe ses avantbras de canons de cuir, allume la forge, active le soufflet, découpe, cingle, martèle, soude. Trois jours plus tard, la table est finie, photograph­iée, et Milan lui dira oui. Lorsqu’elle y pense, son sourire se lève comme la lune sur une mer de Vantablack: cette hybridatio­n de gestes ancestraux et de haute technologi­e, c’est son invention, sa manière à elle de pratiquer le design, un peu ce que le reverse engineerin­g est à la grande industrie. Elle ne sait pas exactement où son chemin la mène, mais elle avance, avec puissance, pragmatism­e et déterminat­ion. Son carnet de commandes est complet jusqu’en juin 2021.

«Tout va tellement plus vite quand on est artisan.»

Bertille Laguet

Designeuse forgeronne

Bertille Laguet ne se laisse pas détourner. Pas de TikTok, pas de Twitter, pas de Facebook. Elle n’allume son smartphone qu’après sa journée de production, mais la jeune héritière de Vulcain ne s’est pas pour autant trompée d’époque. Le fond de son atelier est un ministudio photo où elle shoote ses réalisatio­ns pour les poster, encore chaudes, sur les réseaux sociaux: la moitié de ses clients viennent d’Instagram. Le peu de temps qui lui reste est consacré à ses projets personnels et à la danse, qu’elle enseigne à Lausanne.

Dans la région de Chexbres, Bertille Laguet est la jeune gaillarde qui a réalisé les couronnes et les hallebarde­s de la Fête des Vignerons, celle à qui l’on commande une liane de chasselas pour sa tonnelle, un chandelier ou un outil pour travailler sa vigne. Dans les galeries de Zurich, de Milan ou de New York, elle est une jeune designeuse, créative, renommée, primée. Dans le monde des arts et métiers, elle a le visage de la relève (Prix Relève des métiers d’art 2019), gardienne du savoir-faire de la forge.

Chexbres, premiers jours de l’automne 2020, sa table à souder est drapée d’un grand dessin couvert d’un puzzle de pièces ouvragées, feuilles, volutes, fleurs et enclume miniature – une oeuvre funéraire commandée par la petite-fille de Jean Tinguely. Elle prépare encore quelques enseignes de rue, pour le peintre du village, un bistrot à Fribourg, un magasin de jouets à Lausanne, une fresque pour l’Université de Lausanne et un tas d’autres choses.

Ce trophée emmailloté d’un papier de soie, par exemple, réalisé pour une grande adresse gastronomi­que à Zurich, un cylindre monolithiq­ue parfaiteme­nt achevé, tout à l’image de son art transfront­alier: de la forge pure, martelée à la main et patinée à l’ancienne, couplée à la puissance de la forme contempora­ine.

On pourrait croire au portrait d’une hyperactiv­e, candidate au workaholis­me et au burn-out. Il n’en est rien. La propriétai­re de la forge de Chexbres est une pragmatiqu­e. Derrière chacun de ses choix, il y a une raison. Une raison droite comme des rails, droite comme la ligne TGV qui relie Lausanne à Paris et qui passe par Dole (Jura français), où elle a grandi. Cette fille d’un ingénieur et d’une assistante sociale aime les gens, la technique et l’école. L’école le lui rend bien. Au lycée, elle prend une orientatio­n décisive: à Dole, elle a le choix entre les sciences de la vie et les sciences de l’ingénierie. Elle préfère la seconde option.

Elle dessine aussi, alors elle s’aiguille sur le design industriel et se présente au concours de l’Ecole nationale supérieure: 25 places pour toute la France, l’élite, elle est reçue. Pour les études, c’est Lyon, Paris ou Marseille: elle choisit Lyon, c’est moins loin de chez elle et elle n’aime pas Paris. Deux ans plus tard, elle passe deux autres concours: l’Ecole nationale supérieure de paysage de Versailles et l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Elle est reçue à Versailles, recalée à Lausanne. Elle insiste, se représente un an plus tard: Renens sera son Petit Trianon. «Je trouvais la Suisse cool, dit-elle. Il faut suivre ses intuitions.» Elle a 21 ans, le train arrive en

gare, elle monte. L’ECAL est aux mains de Pierre Keller. «Formidable boîte à outils. Très dur, mais on ne se prend pas une claque en sortant.» Le premier mandat a pourtant claqué comme une sale gifle. Elle participe à une exposition au Danemark avec son compagnon, Matthieu Rohrer, designer. Ils y présentent une machine à café, repérée par un fabricant danois qui les mandate. Deux ans de développem­ent, pas de salaire, elle comprend: «On est rarement payé en tant que designer.»

«L’ECAL, formidable boîte à outils.» Bertille Laguet Designeuse forgeronne

«SOIT TU RESTES, SOIT TU PARS»

Entre deux jobs alimentair­es, elle participe à un programme lancé par Vacheron Constantin à l’EPFL. Elle doit concevoir un masque de réalité virtuelle. Elle pense au cuir. Le cuir vient aux oreilles d’un ami professeur de sport, qui l’emmène chez le sellier de Chexbres, et qui l’emmènera à la forge. Le 15 octobre 2015, l’angélus sonne l’apéro, Bertille Laguet franchit la porte de l’atelier. L’odeur. L’atmosphère. Elle se sent à la maison.

Elle rappelle le forgeron, Philippe Naegele. Elle l’écoute, car l’Homo faber a une devise qui lui parle: «Nous sommes ce que nous faisons.» Il sera son mentor, son maître d’apprentiss­age. Elle vient l’aider un jour par semaine, puis deux. Une année est passée, elle doit se décider: «Tu es une encomble! Soit tu restes, soit tu pars.» Ses contacts dans le monde blanc du design décideront pour elle. Chantal Prod’hom connaît le travail de Bertille Laguet, en particulie­r son radiateur en fonte grise B&M, projet de diplôme de l’ECAL qui lui a valu le Prix suisse de design 2017. La directrice du Musée de design et d’arts appliqués contempora­ins (Mudac) de Lausanne dépose une candidatur­e à la Fondation Leenaards, la designeuse obtient une bourse et devient ambassadri­ce de la défense de l’artisanat.

Il y a deux grandes émotions au début de la vie d’un forgeron, dit-elle. La première est le choix du marteau, un outil que l’artisan adopte comme un animal de compagnie – celui de Bertille Laguet a un petit air de canard taquin. Et le tablier, réalisé par le sellier de Chexbres, une affaire de précision dont les détails «dictent les gestes», le pli naturel du cuir, la hauteur ou la rondeur d’une poche. Un dernier rituel encore: le poinçon. Elle prendra une année pour dessiner le sien. Philippe Naegele frappait un ours qui fume. Elle se contentera de son nom, qui sonne comme une étampeuse, «Bertille», dont elle a remplacé le «t» par un marteau.

Au moment de refermer la porte de l’atelier, elle taraude ses dernières paroles, lime ses phrases de conclusion, pour bien éclairer le sens qu’elle donne aux rapports humains, au travail, au design, aux hasards de la vie. «Si j’étais passionnée par la forge avant? Il y a cinq ans, je ne savais même pas que ça existait. On n’est pas obligé de

s’apprend.». rêver toute sa vie d’être forgeron pour être forgeron. L’esthétique, j’ai ça pour moi. Le reste, ça

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Bertille Laguet a repris la forge en ce début du mois d’octobre à Philippe Naegele, son mentor, qui lui a appris le métier.
Bertille Laguet a repris la forge en ce début du mois d’octobre à Philippe Naegele, son mentor, qui lui a appris le métier.
 ??  ??
 ??  ?? A gauche: Travail de l’acier chaud à l’enclume. Au centre: Son stock de profils en acier et en inox dans cet atelier qui a été fondé par l’arrière-grand-père de Philippe Naegele.
A gauche: Travail de l’acier chaud à l’enclume. Au centre: Son stock de profils en acier et en inox dans cet atelier qui a été fondé par l’arrière-grand-père de Philippe Naegele.
 ??  ?? A droite: L’an dernier, la Fête des Vignerons de Vevey lui a commandé les couronnes (photo ci-contre) et les hallebarde­s portées par les comédiens du spectacle.
A droite: L’an dernier, la Fête des Vignerons de Vevey lui a commandé les couronnes (photo ci-contre) et les hallebarde­s portées par les comédiens du spectacle.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland