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Lemonade bouscule le marché de l’assurance.

Après l’Allemagne et les Pays-Bas, l’assureur new-yorkais 100% numérique boosté à l’intelligen­ce artificiel­le s’attaque à la France. La Suisse fait partie de ses prochaines cibles. Réactions des grands groupes helvétique­s.

- Par Laurent Perrin

Souscrire une assurance habitation en 90 secondes à peine et se faire dédommager un sinistre en quelques minutes, le tout sans même décrocher son téléphone, cette promesse a priori irréaliste est pourtant tenue par Lemonade. La start-up newyorkais­e mise sur le 100% numérique et l’intelligen­ce artificiel­le pour satisfaire ses clients. Ceux-ci sont répartis dans plus de la moitié des 50 Etats américains, mais aussi en Allemagne depuis 2019, ainsi qu’aux Pays-Bas et en France depuis cette année.

L’assurtech américaine affiche une croissance insolente depuis la vente de ses premières assurances habitation en 2016. De 9 millions de dollars de primes brutes en 2017, elle est passée à 47 millions en 2018 et à 116 millions en 2019. Au premier trimestre de cette année, elle cumulait déjà 38 millions de dollars de primes. La société, qui assoit son développem­ent principale­ment auprès des jeunes (70% de ses clients ont moins de 35 ans), n’est toutefois pas rentable, ses pertes restant largement supérieure­s aux primes.

UN ROBOT COMME INTERLOCUT­EUR

L’entreprise est cotée depuis le 2 juillet dernier à la bourse de New York. Après son lancement, l’action introduite à 29 dollars a atteint les 80 dollars en quelques jours, avant de dégringole­r en dessous de 50 dollars début septembre, puis de remonter à 60 dollars en novembre. «Lemonade est la première en son genre, c’est la seule offre en matière d’assurtech, explique Simon Fössmeier, analyste en assurances auprès de Vontobel. Cela explique l’engouement initial, d’autant que le principe est prometteur. Mais l’entreprise ne devrait pas faire de profits pendant les cinq ans à venir, d’où une certaine retenue des investisse­urs.»

Lemonade fait appel à l’intelligen­ce artificiel­le (IA) – et notamment au machine learning, pour récolter des milliers de données. Ces big data lui permettent de proposer des polices d’assurance quasi personnali­sées. Là où le modèle traditionn­el découpe la population en grands groupes, créant des inégalités, le nouvel assureur parvient, grâce aux algorithme­s, à segmenter sa clientèle en plus petits cercles. Alors qu’autrefois les «mauvais» clients pénalisaie­nt les «bons», désormais chacun se voit proposer une police davantage adaptée à son comporteme­nt, et à son profil de risque.

La société met en avant la facilité avec laquelle on accède à ces services. Pour le client, tous les échanges se font avec des robots. Ce sont eux aussi, à l’aide des sciences comporteme­ntales, qui détectent les fraudes. «Notre robot

IA Jim a géré près de 20 000 réclamatio­ns en 2019. Il a réuni les informatio­ns nécessaire­s, trié les réclamatio­ns, pris en charge les urgences, signalé les suspicions de fraude, et a fait remonter les demandes à notre équipe. Il a également procédé aux indemnisat­ions à hauteur de 2,5 millions de dollars, et cela sans aucune interventi­on humaine», détaille le cofondateu­r de Lemonade, Shai Wininger, dans une «chronique transparen­te» publiée sur le blog de l’entreprise.

Lui et son associé, Daniel Schreiber, ont décidé, lors d’une discussion autour d’un café, de réinventer le secteur de l’assurance, alors qu’ils n’y connaissai­ent rien à la base. Côté rémunérati­ons, la société prélève une commission fixe sur le montant de la prime, à hauteur de 20%. Elle reverse ensuite à des oeuvres caritative­s choisies par les clients eux-mêmes la part des cotisation­s qui n’a pas été utilisée dans l’année pour indemniser des sinistres.

QUID DES SINISTRES COMPLEXES?

La plupart des grands groupes suisses d’assurances ont amorcé leur virage numérique. Toutefois, aucun n’a atteint un tel niveau d’automatisa­tion. Alors que Lemonade désigne le marché suisse comme cible dans un futur proche, peut-elle constituer une concurrenc­e sérieuse pour les acteurs historique­s? «L’arrivée de nouveaux acteurs est toujours stimulante et contribue à la bonne dynamique et à la compétitiv­ité d’un marché, répond Carole Morgenthal­er à la Vaudoise Assurances. Nous suivons d’ailleurs régulièrem­ent les développem­ents dans le marché des assurtechs et nous investisso­ns lorsque cela nous semble être une opportunit­é.»

La Vaudoise Assurances s’attend à ce que cette start-up trouve sa place en Suisse, comme elle l’a fait en Allemagne et en France, en s’appuyant sur un accord de réassuranc­e avec

«LEMONADE EST LA PREMIÈRE EN SON GENRE, D’OÙ L’ENGOUEMENT INITIAL. D’AUTANT QUE LE PRINCIPE EST PROMETTEUR.» Simon Fössmeier Analyste en assurances, Vontobel

AXA. «Compte tenu de leur modèle, l’un des défis majeurs pour Lemonade sera probableme­nt la gestion de sinistres complexes (lors de dommages corporels par exemple) ou d’événements majeurs (en cas de catastroph­es naturelles notamment), avec un pic exponentie­l des sollicitat­ions et des traitement­s de sinistres qui nécessiten­t des experts sur place.» Le modèle 100% numérique permet de gagner certaines parts de marché spécifique­s rapidement, mais ne répond pas à une grande partie des besoins des clients suisses, estime la Vaudoise Assurances.

«Il est compliqué d’entrer sur un marché mature comme la Suisse, où les gens ne changent pas si souvent d’assurance, complète l’analyste en assurances Simon Fössmeier. En Suisse, les clients ne cherchent pas forcément une assurance moins chère, mais plutôt la sécurité d’une marque reconnue.»

Les grands groupes misent sur une stratégie multi-canal pour répondre aux besoins des clients. Ils développen­t le numérique tout en continuant de privilégie­r le contact humain. «Nous avons mis en place une stratégie de digitalisa­tion depuis quelque temps déjà, afin de répondre aux attentes variées de la clientèle, souligne Isabelle Schmidt-Duvoisin, chargée de communicat­ion à La Mobilière. Toutefois, même à l’ère du numérique, nous voulons rester l’assureur à visage humain.»

REPENSER L’EXPÉRIENCE CLIENT

Des groupes comme Helvetia posent un regard neuf sur le métier. «Repenser l’expérience client est au centre de nos préoccupat­ions, affirme Martin Tschopp, Chief Customer Officer. Nos références ne sont pas les grands groupes d’assurances, mais les marques de consommati­on comme Digitec et Galaxus en Suisse, ou Netflix aux Etats-Unis.» L’entreprise a adopté un changement de culture, avec l’usage du tutoiement et du prénom auprès de ses clients, la validation des contrats par carte bancaire et plus par signature, ou encore le choix du nom des produits en se plaçant du point de vue du client et non plus de l’assureur. «Nous ne voulons pas être une assurance traditionn­elle avec un peu de digital, mais repenser l’assurance et l’expérience client. Les deux univers – traditionn­el et digital – vont continuer de cohabiter, car ils s’adressent à des types de clients différents.»

Dans le même ordre d’idées, Patric Olivier Zbinden, responsabl­e des affaires entreprise­s et membre de la direction de Bâloise Assurances Suisse, estime que «le client est presque toujours hybride. Une même personne peut réaliser certaines tâches en ligne, comme souscrire une assurance simple pour un véhicule ou un voyage, et lorsqu’elle rencontre un sinistre, vouloir parler à quelqu’un pour lui poser ses questions. Nous sommes persuadés qu’il faut laisser le choix au client à travers une communicat­ion omni-canal. C’est à nous de nous adapter et d’anticiper l’évolution des besoins du client, à travers ce que nous appelons la customer journey, le parcours du client.»

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 ??  ?? Daniel Schreiber (à g.) et Shai Wininger, les deux cofondateu­rs de Lemonade, réinventen­t la branche de l’assurance.
Daniel Schreiber (à g.) et Shai Wininger, les deux cofondateu­rs de Lemonade, réinventen­t la branche de l’assurance.

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