Sept

Le rapt des fiancées entre tradition et mariage forcé

-

événement va raviver leur goût de la liberté et leur donner l’occasion de prendre leur revanche. Dans les années 1850, la vie politique américaine est rongée par la question de l’esclavage. Les Etats du Sud veulent l’étendre, ceux du Nord l’abolir. Pour les forty-eighters, le choix est vite fait. Comme l’écrit Hecker à une connaissan­ce, «nous autres Allemands réfugiés aux Etats-unis ne pouvons défendre l’extension de l’esclavage; ce serait insulter notre passé, les idéaux pour lesquels nous avons lutté et pour lesquels nos frères sont morts, ce serait profaner les tombes de ceux qu’a assassinés la loi martiale».

Ils s’engagent en masse dans le parti républicai­n, qui se crée alors sur un programme antiesclav­agiste, et entreprenn­ent de lui gagner une communauté allemande forte de trois millions de personnes (sur vingt millions d’habitants environ). Schurz et Hecker écument le pays, tiennent des discours devant des centaines, des milliers de personnes. Les vieilles querelles sont oubliées: «Hecker n’hésite pas à apparaître aux côtés de l’immigré Gustav Körner. Etudiants, ils s’étaient battus en duel. Désormais la seule chose qui compte, c’est le parti», rappelle Kurbjuweit.

Le parti en gestation ne rend pas pour autant les choses faciles aux Allemands. «Son aile nativiste est composée de non-catholique­s nés aux Etats-unis, qui se sentent envahis par les immigrés», poursuit Kurbjuweit. Il faut dire que de nombreux Allemands ne sont pas particuliè­rement désireux de s’assimiler: ils vivent et parlent allemand entre eux, ils lisent des journaux germanopho­nes, le Belleville­r Volksblatt, l’illinois Staats-zeitung, le New Yorker Abendzeitu­ng, l’anzeiger des Westens. Cette attitude ulcère les nativistes du parti républicai­n.

Un incendie, d’origine vraisembla­blement criminelle, réduit en cendres la cabane de Hecker, sans que l’on sache si le forfait a été commis par des démocrates partisans de l’esclavage ou des républicai­ns germanopho­bes. Mais les «quarante-huitards» en ont vu d’autres. Ils tiennent bon et, en 1860, leur champion, Abraham Lincoln, est élu président des Etats-unis. Dans ses «souvenirs», Schurtz, qui l’admire, ne peut s’empêcher de se moquer de son apparence «grotesque»: «Il portait sur la tête une sorte de haut-de-forme tout chiffonné, écrit-il. Son cou long et nerveux saillait d’un col de chemise qui était rabattu sur une étroite cravate noire. Sa maigre silhouette, mal dégrossie, était revêtue d’un frac déjà un peu râpé dont les manches auraient dû être plus longues. Son pantalon noir laissait bien voir ses longs pieds.»

Cette élection marque le début de la pire guerre qu’aient connue les Etats-unis (620'000 morts). «Pour les forty-eighters, la conduite à suivre ne fait pas de doute, explique Kurbjuweit. Friedrich Hecker quitte sa ferme de Belledvill­e et devient soldat. Le professeur Franz Sigel abandonne ses cours à Saint-louis et redevient soldat. Gustav Struve, qui travaille à une "histoire du monde" du point de vue socialiste, abandonne la plume et s’engage. Carl Schurz, qui a été nommé par Lincoln ambassadeu­r en Espagne, ne résiste pas longtemps et prend lui aussi les armes. On estime que 200'000 personnes d’origine allemande ont combattu aux côtés de l’union. Hecker se retrouve d’abord à la tête du 24e régiment de l’illinois, puis du 82e. Il fait partie du IXE corps d’infanterie de l’armée du Potomac,

qui à un moment donné sera commandé par le général de division Franz Sigel. La 3e division de ce corps est sous les ordres du général de brigade Carl Schurz, qui deviendra plus tard lui aussi général de division. Nombre de leurs hommes sont des Allemands.»

Les nativistes ne désarment pas, et cherchent à les discrédite­r. A l’issue d’une bataille perdue en mai 1863 se répand le bruit selon lequel ils seraient restés trop sur la défensive. Les dutchmen, terme qui désigne alors les Allemands, deviennent les running dutchmen. Leur contributi­on à la victoire finale de l’union n’en a pas moins été décisive. Auréolés de ce prestige nouveau, les voilà devenus des personnage­s importants. Mieux: respectabl­es. Struve bénéficie d’une amnistie et retourne en Allemagne où il va devenir l’un des pères fondateurs du végétarism­e. Schurz est lui aussi autorisé à revenir dans le pays qui a voulu le fusiller, avant d’être élu sénateur du Missouri de 1869 à 1875, puis secrétaire à l’intérieur des Etats-unis de 1877 à 1881. En 1868 aura lieu une rencontre improbable avec Bismarck. Entre ces deux hommes que tout oppose, c’est le coup de foudre.

Schurz est impression­né par la «vivacité» de la conversati­on du chancelier réactionna­ire, par sa «personnali­té puissante, incarnatio­n d’un pouvoir plus que royal», par ce nouvel «Atlas, qui porte sur ses épaules le destin de tout un peuple». Bismarck, de son côté, s’amuse beaucoup au récit de l’évasion de Kinkel qu’a organisée Schurz deux décennies plus tôt, en ridiculisa­nt les autorités prussienne­s. Les deux hommes comparent les EtatsUnis à la Prusse et Bismarck, selon Schurz, s’étonne «qu’une société puisse être heureuse et à peu près ordonnée alors que le pouvoir du gouverneme­nt y est si réduit et la crainte des autorités si faible». Schurz riposte par une leçon sur la liberté et explique «que le peuple américain ne serait jamais devenu aussi confiant en lui-même, énergique, avancé, si devant chaque flaque d’eau d’amérique se tenait un conseiller privé ou un policier pour vous avertir de ne pas y marcher». Et de noter le rire cordial de Bismarck.

Aux Etats-unis, les forty-eighters poursuiven­t la lutte. «La liberté reste menacée, mais maintenant il s’agit de la liberté de boire de la bière, remarque Kurbjuweit. Les ligues de tempérance défient les Allemands en voulant interdire les joies de l’alcool. Comme on peut l’imaginer, un certain nombre d’allemands, sitôt débarqués aux Etats-unis, ont fondé des brasseries. Ce combat aussi sera gagné, du moins dans un premier temps.»

Et les «quarante-huitardes»? Elles aussi ont joué leur rôle. Amalie, l’épouse de Struve, s’était engagée dans la révolution badoise aux côtés de son époux, qui se déclarait en faveur du droit de vote des femmes. Quant à Schurz, il s’était embarqué pour l’amérique avec son épouse Margarethe, qui n’y resta pas inactive: elle fonda la première école maternelle des EtatsUnis. C’est à cause d’elle qu’aujourd’hui encore les Américains appellent les écoles maternelle­s kindergart­en.

Cet article de Baptiste Touverey est initialeme­nt paru dans le magazine Books en septembre 2016.

En partenaria­t avec books.fr.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland