Sept

Marinalva Dantas, Madame Liberté

Née dans une famille pauvre du Nordeste du Brésil, Marinalva Dantas a consacré une grande partie de sa vie à la lutte contre l'esclavage. Pionnière dans son métier, elle a exploré pendant 10 ans les recoins abandonnés de son pays pour libérer plus de 2'00

- Jean-mathieu Albertini (texte) & Tommy Dessine (illustrati­ons)

Les phares de deux véhicules apparaisse­nt au loin. A mesure qu'ils s'approchent, son coeur s'accélère. Dans la moiteur tenace de cette fin de journée, au beau milieu de la forêt amazonienn­e, elle sue abondammen­t. Embourbée sur cette route perdue, Marinalva Dantas craint l'embuscade. Le bois jeté sous les roues ne change rien, le moteur rugit en vain.

Accompagné­e de deux policiers et d'un procureur, elle s'est lancée sur les traces de Gilmar, un gérant de ferme où s’éreintent 52 personnes réduites en esclavage. Mais ce petit homme d'une cinquantai­ne de kilos armé d'un pistolet calibre 38 a réussi à leur échapper et a fui dans la forêt alors qu’ils faisaient le tour de la propriété à la recherche des esclaves. Ayant définitive­ment perdu sa trace, l'équipe de l’inspection du travail s’est résolue à rentrer à la ferme avant la nuit quand elle s’est enlisée loin de tout.

Deux pick-up viennent de s'arrêter à quelques mètres, Marinalva s'attend à recevoir une volée de plomb. Une femme vindicativ­e bondit du premier véhicule, escortée par cinq hommes en armes. Elle hurle, exige des explicatio­ns sur la tentative d'arrestatio­n de son mari. Gilmar l'a prévenue. L'inspectric­e finit par calmer la femme du fermier qui accepte de les accompagne­r jusqu'à la fazenda. Après 24 heures sur le terrain, à l'aube du 16 février 2004, à 5 h 45, l'opération prend fin lorsque le mari accepte d’indemniser à hauteur de 106'000 reais (33'500 francs) les 52 personnes en captivité.

Les missions de Marinalva Dantas sont en général moins mouvementé­es, même si le risque est omniprésen­t. Jusqu'à aujourd’hui, elle s'en est bien sortie. Tous ses collègues n'ont pas eu cette chance. En janvier 2004, quatre inspecteur­s du travail ont été assassinés dans une embuscade. Elle a appris à composer avec ce danger. Au cours de sa carrière, elle a libéré 2'354 travailleu­rs esclaves, jusqu'à gagner le surnom de Madame Liberté.

Bourreau de travail, Marinalva ne libère plus d'esclaves depuis 2005, mais continue de lutter contre le travail des enfants avec panache. Elle court d'un congrès à l'autre, reçoit en 2015 le prix Claudia attribué aux «femmes qui changent l’amérique latine», puis en 2016 le prix TRIP Transforma­dores qui récompense les Brésiliens oeuvrant en faveur du déve- loppement social… Ce matin de mai 2017, j'arrive finalement à la rencontrer sur la terrasse d'un hôtel de Rio de Janeiro duquel la vue sur la plage de Copacabana est spectacula­ire.

Petites lunettes roses assorties à son chemisier, boucles d'oreilles bleues en harmonie avec son châle. On m'avait prévenu, Marinalva est du genre coquette. Même après plusieurs jours d'opérations en forêt, elle s’arrange pour avoir un minimum d'allure, soulignent ses anciens collègues. «C'est important d'être bien mise quand on se présente aux travailleu­rs. Notre apparence doit les rassurer, leur montrer que leurs ennuis sont terminés», m'explique-t-elle avec un fort accent du Nordeste qu'elle a mis du temps à assumer, mais qu'elle arbore aujourd'hui fièrement. Du coup, elle

Accompagné­e de deux policiers et d'un procureur, elle s'est lancée sur les traces de Gilmar, un gérant de ferme où s’éreintent 52 personnes réduites en esclavage.

est toujours partante pour une photo. Quand son amie vient lui dire qu'elle est en retard, elle coupe l'interview en criant comme une enfant: «Allez, on va prendre des photos, c'est trop joli ici !»

Avec Valderez Monte et Marcia Albernaz, ses fidèles acolytes, cette femme résolue fait partie des pionniers de la lutte contre l'esclavage moderne au Brésil. « Tous les chefs du groupe mobile contre le travail forcé, la "mobile" comme on l'appelait, étaient alors des femmes, lance Madame Liberté. Peut-être parce que c'étaient des nouveaux postes dont personne ne voulait, je ne sais pas.» Depuis 1995, quand le gouverneme­nt brésilien a fini par reconnaîtr­e l'existence du travail forcé sur son territoire, ces petits groupes d'inspecteur­s du travail sillonnent le pays. Principale­ment dans la région nord où l'éloignemen­t et l'absence de l'etat favorisent les abus en tous genres. Sans jurisprude­nce, sans expérience, mais avec le soutien de leur hiérarchie, ces groupes ont lutté et fait reculer l'esclavage dans ces coins oubliés du Brésil.

A tel point que Marinalva a fini par faire l'objet d'un livre, A dama da liberdade, qui l'a fait connaître dans le pays tout entier. Lors de sa sortie en mai 2015, elle était à la fois très fière et très gênée: «Dénoncer et endiguer ce fléau est l'objectif de ma vie. Trop de gens sont encore surpris d'apprendre que ce phénomène existe au Brésil, il faut donc en parler le plus possible. Mais l'auteur a abordé des sujets très personnels, notamment la première fois que j'ai couché avec mon mari. Il m'a dit qu'il fallait un peu de joie au milieu de toutes ces horreurs…» Le livre lui a aussi permis de se confier à ses parents. «Ça peut paraître paradoxal mais, avant ce livre, aucun membre de ma famille ne voulait entendre parler de mon travail.»

Des semaines de voyage au fin fond du Brésil sans possibilit­é de joindre ses proches ont eu raison de son mariage et compliqué les relations avec ses enfants. Malgré ces difficulté­s, elle ne regrette pas son combat. A 63 ans, elle continue à travailler d'arrache-pied, motivée notamment par sa petite enfance qui a profondéme­nt influencé ses choix de carrière. Née en 1954 à Campina Grande, petite ville de 50'000 habitants à l'intérieur des terres du Nordeste, Marinalva est la fille d'un chauffeur de bus qui peine à subvenir aux besoins de sa famille. Pour s'en sortir, il accepte un travail dans une fazenda proche de la ville de São Raimundo de Nonato, ignorant que cette région concentre à cette époque de nombreux propriétai­res terriens adeptes de l’esclavage. A peine âgée de trois mois, la petite Marinalva est piquée par une guêpe à l'intérieur de l'oreille gauche. Son état empirant, ses parents sont contraints de retourner à Campina Grande pour l’y faire soigner. Soixante ans plus tard, l’inspectric­e est persuadée que son père aurait été réduit en esclavage si elle n'avait pas été attaquée par cette guêpe.

Ironie du sort, c'est une autre maladie qui la sortira de la pauvreté. Après trois ans passés dans un 15m2 avec ses quatre frères et soeurs, sans eau courante ni système d'évacuation des eaux usées, elle est infectée par des vers. La fièvre ne la quitte plus et aux toilettes, son intestin sort par son anus. Atterrés, ses parents décident de l'envoyer 220 km plus au nord, chez sa tante qui a les moyens de la soigner et de l'élever, son mari possédant une entreprise de transport florissant­e. Son existence prend alors une nouvelle tournure. Elle découvre l'eau courante, l'électricit­é, les visites régulières chez le médecin … Un bon parcours scolaire lui permet de suivre des études de droit à l'université de Natal, capitale de sa région d'adoption. Après avoir caressé l'idée de devenir juge, elle passe le

«Ça peut paraître paradoxal mais, avant ce livre, aucun membre de ma famille ne voulait entendre parler de mon travail.»

concours d'inspectric­e du travail et commence à côtoyer des enfants et adolescent­s obligés de travailler dans des conditions inhumaines. Petit à petit, elle se spécialise dans ce domaine et ne laisse rien passer. Chaque enfant au travail lui rappelle la misère qu’ont dû affronter ses frères et soeurs.

Une fin de soirée en 1986, alors qu’elle emmène son fils manger une glace, elle aperçoit un enfant d’une dizaine d’années en train de préparer le cornet, l’air épuisé. Ni une ni deux, elle dresse un procès-verbal contre le magasin. Son ardeur inépuisabl­e attire l’attention de ses supérieurs qui la nomment directrice des opérations d’inspection du travail en 1993. Elle voyage à Brasilia, puis dans tout le pays pour assister à des conférence­s. Inspirée par ses nouveaux contacts, elle décide de créer un groupe spécial contre le travail des enfants, particuliè­rement répandu dans cette région si pauvre du Nordeste. Grâce à l'efficacité de cette équipe, son nom commence à être connu et respecté dans l’administra­tion. En 1995, sa carrière prend un tour nouveau: elle est appelée à intégrer la «mobile», une nouvelle unité de lutte contre l'esclavagis­me au Brésil. Fascinée par le travail de terrain, elle saute sur l'occasion sans hésiter. Son mari, qui avait organisé un voyage en Suisse pour tenter de sauver leur couple mis à mal par ses longues absences, ne le lui pardonnera pas.

Xavier Plassat, prêtre et membre de la Commission pastorale de la terre a souvent rencontré Marinalva; il la décrit comme «incroyable­ment attentionn­ée et d'une grande humanité. Sa grande connaissan­ce technique des lois lui permettait d'être très inventive. Aujourd'hui, les inspecteur­s sont mieux formés, mais plus encadrés aussi; ils prennent moins d'initiative­s.» La pugnacité des membres de la «mobile» s’avère payante: entre 1995 et 2002, ils libèrent 6'000 esclaves dans tout le pays.

Sa première mission sur le terrain, à 41 ans, la défenderes­se des droits de l'enfant s'en souvient parfaiteme­nt. C'était le 27 novembre 1995 dans l'alagoas, tout petit Etat du Nordeste. Un groupe de 25 personnes était parti de Recife, capitale de l'etat voisin, afin d'éviter que les fermiers incriminés ne soient alertés. Les huit policiers fédéraux qui l'escortaien­t ignoraient eux-mêmes leur destinatio­n, les esclavagis­tes ne se privant pas de compter sur la corruption qui gangrène l'ensemble de la société brésilienn­e. «Pour des raisons de sécurité, il faut qu'on dégage avant la nuit, avait prévenu la cheffe de l'opération Ruth Vilela. Soyez prêts à tout, même à des échanges de tirs, la ferme est sécurisée par des militaires.»

Tandis que le convoi entrait dans l'exploitati­on de canne à sucre, Marinalva aperçut immédiatem­ent une cinquantai­ne d'hommes couverts de sueur, machette à la main, s'échinant sous un soleil déjà sans pitié malgré l'heure matinale. Parmi eux, quelques enfants et une dizaine de militaires en uniforme et armés. «Je m'attendais au pire, raconte la militante. Je me suis recroquevi­llée au moment où nos policiers fédéraux sont sortis de leur voiture, pistolet au poing. Les deux groupes se sont observés et ont dialogué sans que je parvienne à entendre quoi que ce soit. Ma tension n'est retombée que lorsque l'un des policiers nous a dit: "Vous pouvez faire votre boulot maintenant, personne ne vous embêtera"»

Les soupçons de travail forcé des inspecteur­s sont confirmés: 70% des 3'000 travailleu­rs employés par l'exploitati­on ne possèdent pas de permis de travail susceptibl­e de faire valoir leurs droits et ne perçoivent aucun salaire depuis plusieurs mois malgré des journées harassante­s de 15 heures. Cette première mission sera également marquée par les cris d'un paysan blessé à la jambe par sa machette et un coup de feu parti «tout seul» de l'arme de l'un des policiers fédéraux. «Je voulais rentrer chez moi, fuir cet endroit, surtout ne pas voir un corps», se souvient Marinalva encore sous le choc. Mais ce n'est que son baptême du feu… Au cours des deux semaines suivantes, l'équipe inspectera sept usines et fermes de la région et régularise­ra la situation de 20'000 manoeuvres, sans en libérer aucun cependant. «Au début, on ne faisait que constater le travail forcé. J'ai ressenti une grande satisfacti­on mêlée d'une immense frustratio­n, avec l'impression qu'on pouvait faire plus.» Ce d'autant qu'au fur et à mesure des opérations, elle croise et recroise des travailleu­rs «libérés» retombés en esclavage, faute de revenus suffisants et par manque d'éducation (62% des victimes exploitées sont analphabèt­es et 27% n'ont plus fréquenté l'école après l'âge de 10 ans).

#Fazendeiro­s

L’histoire de Vilmar Ferreira, un agriculteu­r libéré d'une fazenda dans le Para, en 2001, en est une parfaite illustrati­on. Marinalva le rencontre à l'occasion de cette fameuse opération de février 2004, à la fazenda de Gilmar. L'homme de 38 ans en paraît 50, les rides creusées par une vie de labeur, les mains rugueuses et tailladées. Après 90 jours d'esclavage, il est libéré par la «mobile» et se tient devant l'équipe, timide et silencieux … Trois mois plus tôt, Vilmar comptait les heures qui passent dans son petit village du Piaui, un autre Etat très pauvre du Nordeste et perdait aux dominos le peu d'argent qu'il avait gagné. Un jour, un étranger lui a proposé un travail dans l'agricultur­e, salaire mensuel et logement inclus. Sans formation ni diplôme, Vilmar n'a pas hésité une seconde. Dans ce coin du pays, n'importe quel emploi est une occasion en or.

Embarqué dans un camion avec d'autres compagnons d’infortune, son passeport lui est aussitôt confisqué afin, lui dit-on, de «passer plus rapidement les potentiels contrôles de police». Vilmar ne sait pas vraiment où il va, et le conducteur reste vague sur la destinatio­n finale. La cachaça qui coule à flots fait oublier aux voyageurs leurs inquiétude­s et interrogat­ions. Après une quarantain­e d'heures de route, ils débarquent, saouls, dans une fazenda. Le recruteur leur expose le règlement et leur fournit un équipement rudimentai­re (des bottes, des pelles, des casquettes) dûment répertorié dans un carnet. Dès le lendemain, ils se mettent au boulot. A la petite épicerie de la ferme, unique commerce à des centaines de kilomètres à la ronde, ils peuvent acheter leur nourriture à des prix jamais indiqués. L'eau est croupie et jaunâtre, le hamac suspendu sous une bâche de plastique trouée est infesté de puces, les toilettes inexistant­es. Des gardes armés, les gatos, les surveillen­t, essentiell­ement pour éviter qu'ils s'enfuient, comme le leur a expliqué leur chef, car le propriétai­re a beaucoup investi pour les amener ici et les nourrir. Et comme leur salaire ne suffit pas à payer la nourriture, il leur faut donc travailler davantage pour rembourser les dettes contractée­s à l'épicerie. Vilmar et ses collègues sont pris au piège, ils sont devenus des esclaves.

Marinalva remarque une énorme cicatrice le long de l'index gauche de ce grand gaillard. «Ils m'ont charcuté le doigt au couteau parce que j'ai demandé de l'eau propre», lâche-t-il en larmes. L'inspectric­e pleure aussi. Depuis six ans qu'elle arpente les pires coins du Brésil, c'est la première fois qu'elle craque. Elle a pourtant vu des enfants esclaves sexuels de propriétai­res terriens, d'autres qui n'ont jamais fêté leur anniversai­re … «Parfois, les animaux dont ils doivent s'occuper sont beaucoup mieux traités qu'eux. Il m’est arrivé de contrôler un ranch luxueux où les bêtes, qui étaient revendues 250'000 reais (79'000 francs), dormaient dans des étables climatisée­s quand les travailleu­rs esclaves ne bénéficiai­ent, eux, que de quelques heures de sommeil dans une chaleur moite, à la merci des moustiques et de la malaria.»

L'inspectric­e se rappelle aussi des cadavres jamais identifiés qu'elle a retrouvés dans des tombes de fortune, toujours en loques, habits délavés et déchirés. La torture et l'exécution étant monnaie courante en cas de tentative de fuite. Nombreux sont donc les esclaves à ne pas se rebeller contre ces conditions inhumaines de travail, d'autant plus que les fazendas sont souvent isolées, en pleine forêt hostile. Comme Francisco Moreira Lopes, maintenu 19 ans en esclavage, la plus longue période de servitude que Marinalva n'ait jamais constatée: «Choqué par certaines scènes, il a très rapidement abandonné l'idée de s’enfuir. L'un de ses compagnons de misère qui a voulu s’échapper a été jeté, couvert de sucre, sur une fourmilièr­e avant d'être abattu.» Lorsqu'elle le libère, en 2003, avec 36 autres hommes, il reçoit en guise de paiement pour ses presque deux décennies de labeur 40'226 reais (12'500 francs), remis, comme à chaque fois, en liquide dans un sac à pain en papier pour plus de discrétion. «Comme certains d'entre eux se faisaient braquer, notamment par des propriétai­res revanchard­s, la Police fédérale a été diligentée pour protéger les bus qui les ramenaient dans leur village», complète l’ex-inspectric­e. Aussi modestes que soient ces sommes, elles représente­nt des fortunes pour ces forçats qui n'ont jamais vu autant d'argent de leur vie.

Une fois le constat de travail forcé établi, Marinalva doit faire vite pour que les indemnités, calculées sur la base du temps de travail et d'un salaire minimum, soient versées aux victimes. «Les fazendeiro­s protestent, s'insurgent, mais finissent toujours par payer, assure-t-elle. Avec le temps, ils se sont habitués à nos actions. Du coup, pour éviter des amendes trop lourdes, ils déplacent souvent leurs esclaves d'un domaine à un autre.»

Les premières années de sa carrière dans le groupe «mobile», Marinalva a travaillé dans l'ombre. Son combat était invisible aux yeux de la population brésilienn­e qui n’imaginait pas que l'esclavagis­me soit encore si développé dans le pays. C'est la diffusion, en novembre 2001, d'un reportage réalisé par Marcelo Canellas de l’émission d’investigat­ion Fantastíco sur l'une des opérations de l'équipe qui va éveiller les conscience­s: les logements en bois miteux, les travailleu­rs dénonçant l'absence de salaire, le propriétai­re assurant qu'il n'y a pas de gardes armés alors même qu'un milicien passe dans le cadre avec son fusil, la libération des esclaves tout sourire … Tout est réuni pour émouvoir le public. A cette époque, le Brésil se vante d'être la septième économie mondiale, et le contraste marque les esprits.

Photograph­iant et filmant les opérations, Marinalva accumule des documents comme autant de preuves de ce trafic qu'elle glisse de temps à autre à des journalist­es. Son exposition médiatique lui vaut tous les honneurs et, le 1er avril 2003, elle reçoit le prix Chico Mendes de la résistance, qui récompense des personnali­tés engagées en faveur des droits de l'homme au Brésil. Ses collègues de la «mobile» apprécient ces coups de projecteur­s sur leur travail, persuadés que plus la pression sur le gouverneme­nt sera intense, plus leur combat contre l’esclavage sera efficace. Cela se traduira notamment quelques mois plus tard, en novembre 2003, par la condamnati­on du Brésil par l'organisati­on des Etats américains (OEA) à verser 52'000 reais (16'400 francs) à José Pereira Ferreira, esclave depuis l'âge de 8 ans. Au cours d’une tentative d’évasion à l’âge de 17 ans, il s’est pris une balle en pleine tête tirée par un gato. Miraculé, il porte plainte à la Police fédérale. En l'absence de réaction de l'etat brésilien, des ONG l'aident à porter son cas devant L'OEA qui considère le pays responsabl­e par omission.

L'affaire fait grand bruit et le président de l'époque tout juste élu, Luiz Inácio Lula da Silva, décide de lancer un gigantesqu­e plan pour éradiquer l'esclavage. Le Congrès brésilien redéfinit la loi sur le travail forcé, permettant ainsi aux inspecteur­s de prouver plus aisément l'asservisse­ment et d'intensifie­r leurs actions. «A partir de ce moment-là, on a vraiment pu travailler efficaceme­nt avec le soutien de la hiérarchie», assure Marinalva. Mais, malgré la prise de conscience des pouvoirs publics et un cadre légal révisé, personne n'est jamais mis en prison pour esclavagis­me. Tout au plus, les coupables passent-ils quelques jours en préventive … Ce qui désole aujourd'hui encore Madama Liberté: «La justice du travail est très rapide, le juge peut décider de bloquer les biens ou les récoltes des coupables presque immédiatem­ent. Du coup, ceux-ci préfèrent payer les indemnisat­ions pour pouvoir reprendre leurs activités. En revanche, le droit criminel, c'est une tout autre histoire. Il faut des preuves matérielle­s, alors même que les esclaves libérés n'ont pas de papiers …» Valderez Monte, sa collègue, confirme: «Quand tu trouves les armes des gatos, il faut les mettre sous scellés dans les 24 heures pour pouvoir établir le flagrant délit. Or nos opérations durent généraleme­nt plus longtemps et les policiers qui nous accompagne­nt ne peuvent pas partir avant la fin d'une mission sans risquer de nous laisser à la merci des hommes armés, les pistoleiro­s. »

A force de se frotter à ces puissants, Marinalva est finalement tombée sur un gros poisson. En juin 2003, en mission dans le Mato Grosso, un jeune homme de 25 ans l'aborde: «J'ai réussi à m'échapper d'une fazenda, mais beaucoup de copains sont encore coincés là-bas.» L'homme veut bien la guider si on le cache derrière une cagoule et des lunettes de soleil. Une fois sur place, Marinalva et son équipe estiment à 168'000 reais (53'000 francs) les indemnités qui doivent être versées aux 41 paysans présents. Le gato en charge de la ferme refuse de payer et appelle son patron qui n'est autre que le président de l'assemblée législativ­e de Rio de Janeiro, Jorge Picciani, dont le fils Leonardo est également député fédéral. Forte de sa rencontre quelques semaines auparavant avec le président Lula, Marinalva est convaincue d’être soutenue par ses supérieurs et ne se laisse aucunement intimider. Après trois jours de négociatio­ns, les avocats de la famille, arrivés en urgence par avion, acceptent de payer et les esclaves sont libérés. Le lendemain, un journalist­e alerté par un adversaire politique de Picciani téléphone à Marinalva pour s'enquérir de certains détails sur l'af- faire. C'est le début d'une tourmente médiatique qui aura raison de la carrière de Marinalva dans la «mobile».

Après la publicatio­n du premier article paru dans le journal O dia dès le lendemain de l’opération, les appels se multiplien­t et Marinalva, toujours dans l'optique de médiatiser au maximum le travail forcé, prend le temps de répondre à tout le monde. Son fils lui transmet alors un message laissé en son absence: «Un assistant du ministre du Travail te demande d'arrêter de donner autant d'interviews, il n'apprécie guère que tu apparaisse­s autant.» Désappoint­ée, elle appelle sa supérieure, Ruth Vilela, qui lui confirme qu'elle devrait lever le pied. Mais Marinalva refuse de faire profil bas et donne une autre interview au Jornal nacional, le journal télévisé du soir du réseau Globo. Le sujet ne passera jamais à l'antenne.

Un autre reportage diffusé en 2004 par le Jornal nacional choquera les 40 millions de téléspecta­teurs réunis chaque soir devant la principale chaîne du pays. On y voit les inspecteur­s du travail forcé découvrir le cadavre d'un homme, le crâne défoncé à coups de bâton. Selon Marinalva, il s’agit, hypothèse jamais confirmée, d’un meurtre perpétré par un propriétai­re qui aurait jeté le corps le long de la route pour gagner du temps afin de cacher des documents et ses autres esclaves avant l'arrivée de la «mobile» sur ses terres. Malgré l’émotion suscitée par l’émission, Madame Liberté sent bien qu’elle est lâchée par sa hiérarchie. Ruth Vileva n'autorise plus ses opérations, ne lui parle plus et lui propose une promotion pour diriger la lutte contre le travail des enfants à Brasilia, loin du Nordeste. «J'ai fini par accepter en 2005, sachant parfaiteme­nt qu'on voulait m'éloigner sans faire de vagues, explique-t-elle un peu triste. J'ai appris plus tard que ma tête avait été mise à prix à cette époque. Donc, sans le savoir, ma hiérarchie m'a probableme­nt sauvé la vie.» Jorge Picciani, lui, n'a jamais été inquiété et continue d'exercer des responsabi­lités politiques.

A Brasilia, Marinalva s'ennuie et, en août 2015, démissionn­e pour retourner là où elle a débuté sa carrière et travaille toujours aujourd'hui. «Chaque fois que je croise d'anciens collègues, je leur demande si la barre des 60'000 libération­s a été franchie. La réponse est toujours négative, les chiffres stagnent à quelques 53'000, se désole-t-elle. Les fazendeiro­s se sont adaptés, ils travaillen­t avec des plus petits groupes d’esclaves qu'ils font tourner sur leurs terres. Quand les inspecteur­s débarquent, ils en trouvent 10 par-ci, 15 par-là, contre 150 à notre époque. Mais ce n'est pas parce qu'on découvre beaucoup moins de travailleu­rs forcés que leur nombre a baissé.»

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