Sept

La Suisse mise à nu

- Extrait de l’ouvrage de Clare O’dea & Felix Kindelán illustrati­ons

Ennuyeuse la Suisse? Riche? Parfaiteme­nt démocratiq­ue ? Dans La Suisse mise à nu, la journalist­e Clare O’dea se livre à un examen minutieux des stéréotype­s positifs comme négatifs sur le pays pour dresser un portrait subtilemen­t contrasté. Grâce à sa connaissan­ce de la Suisse et son esprit critique, Clare O’deal révèle un pays plus divers et plus complexe qu’il n’y paraît. Elle tend à en changer la perception dans le monde et donne matière à réflexion aux Suisses eux-mêmes.

CHAPITRE IV

«Dans le gouverneme­nt et dans toute la Suisse, des partis, des bagarres incessante­s, le paupérisme, une effroyable médiocrité en tout; le travailleu­r d’ici n’arrive pas au petit doigt du nôtre: risible à voir et à entendre. Des moeurs barbares; oh, si vous saviez ce qu’ils jugent bon ou mauvais. Très peu de développem­ent: quelle ivrognerie, quel pillage, quelle petite truanderie, érigée en loi dans le commerce.» Ce sont les mots du grand auteur russe Dostoïevsk­i dans une lettre à un ami lors de son séjour sur les bords du lac Léman, pendant la rédaction de son roman L’idiot, vers la fin des années 1860.

Aujourd’hui, les Suisses sont coupables d’une effroyable excellence, en toutes choses et en particulie­r dans les sciences, l’industrie et le tennis. Depuis les jeunes de quinze ans, en tête des pays européens dans le classement PISA en mathématiq­ues et en sciences, et toujours dans la moyenne de L’OCDE pour la lecture, jusqu’aux scientifiq­ues et aux entreprise­s, qui déposent deux fois plus de brevets par habitant et par an que ceux de n’importe quel autre pays en Europe, les excellents résultats sont la norme. Sur les courts de tennis, les Suisses brillent grâce aux exploits de leur compatriot­e le plus célèbre, Roger Federer, fort d’une réputation de talent surhumain et de sportif distingué.

La Suisse est le 16e pays exportateu­r du monde et la deuxième économie la plus complexe, après le Japon, selon l’indice de complexité économique. Les Suisses ont un don pour inventer des produits de niche, comme les implants dentaires ou les capsules de café Nespresso. Entre 2005 et 2015, l’économie suisse a progressé de 2,5% par an en moyenne, dépassant tous les pays occidentau­x, y compris les Etats-unis.

Les réalisatio­ns suisses sont souvent d’envergure. Ainsi le tunnel de base du Gothard de 57 kilomètres, inauguré en juin 2016, peut se targuer d’être le plus long tunnel ferroviair­e au monde, devant le tunnel de Seikan au Japon et le tunnel sous la Manche. Cet immense projet d’ingénierie au coeur des Alpes suisses aura duré dix-sept ans et sollicité l’interventi­on de sept cents personnes oeuvrant sans relâche à l’extraction de 28 millions de tonnes de roches. Le tunnel de base est le troisième ouvrage au Gothard et certaineme­nt pas le dernier. En février 2016, les électrices et les électeurs suisses ont donné leur feu vert à la percée d’un quatrième tunnel – et le second affecté à la circulatio­n des voitures.

Parmi les merveilles technologi­ques internatio­nales impliquant la Suisse, citons le grand collisionn­eur de hadrons, la machine la plus grande et le dispositif expériment­al le plus complexe au monde. L’accélérate­ur de particules de l’organisati­on européenne de recherche nucléaire sise à Genève est abrité par un tunnel circulaire de vingtsept kilomètres de circonfére­nce creusé conjointem­ent sur les territoire­s français et suisse. Sa constructi­on a nécessité dix années

de travail et la collaborat­ion de scientifiq­ues et d’ingénieurs d’une centaine de pays différents. Dans l’accélérate­ur, les particules sont projetées à des vitesses proches de celle de la lumière, entrent en collision et permettent aux chercheurs d’explorer la matière – en d’autres termes de sonder la structure fondamenta­le de l’univers. La présence de l’accélérate­ur en Suisse a donné un immense coup de pouce aux instituts de recherche du pays, attirant les cerveaux les plus brillants du domaine de la physique des particules, entre autres discipline­s, et stimulant la coopératio­n avec des université­s de renommée internatio­nale. Des milliers de collaborat­rices et collaborat­eurs, chargé-e-s de recherche, consultant-e-s et scientifiq­ues externes travaillen­t tous les jours dans les bureaux et les laboratoir­es du CERN, à l’endroit même où le World Wide Web a été inventé par le scientifiq­ue britanniqu­e Tim Berners-lee en 1989.

La liste des découverte­s technologi­ques suisses est longue et parfois compliquée à dresser en termes simples. Parmi les contributi­ons majeures de la Suisse à l’humanité, les plus aisées à retenir sont le moteur à combustion interne, le LSD, la prothèse de hanche artificiel­le, le réveil et la brosse à dents électrique­s, le premier traitement efficace contre la grippe (Tamiflu) et la théorie de la relativité – bien connue à défaut d’être toujours bien comprise. Même si plusieurs pays ont des motifs valables de se revendique­r patrie d’einstein, on peut sans hésiter le qualifier de Suisse puisqu’il a suivi sa scolarité en Suisse, a obtenu la nationalit­é suisse et habitait en Suisse lorsqu’il a développé sa théorie légendaire.

E = mc²

On a souvent reproché aux Suisses de s’approprier des personnes étrangères à succès. Albert Einstein est l’exemple même de cette Suisse capable de fournir le bon environnem­ent à un immigré pour qu’il développe pleinement son potentiel. Einstein était un élève brillant qui n’a pourtant pas réussi à décrocher son certificat de fin d’études en Allemagne, faute de s’intégrer pleinement dans son système scolaire très réglementé. Lorsqu’à seize ans, il se présente à l’examen d’entrée à l’ecole polytechni­que fédérale de Zurich, il essuie un nouvel échec mais se voit promettre une place s’il termine sa scolarité. Grâce à la pédagogie plus progressis­te qu’il trouve en Suisse, le jeune étudiant parvient à s’épanouir dans une école cantonale d’argovie et obtient sa maturité. En 1900, Einstein sort finalement de l’ecole polytechni­que avec un diplôme d’enseigneme­nt des mathématiq­ues et des sciences.

Alors que les autres diplômé-e-s de sa promotion deviennent chargé-e-s de cours à l’université, Einstein, incapable de dénicher un tel poste où que ce soit, commence à travailler comme professeur privé. Il avait déposé une demande de naturalisa­tion avant

de terminer ses études et acquiert la nationalit­é suisse en 1901. Grâce à un coup de chance dont il avait bien besoin, il décroche un poste d’expert technique au Bureau fédéral de la propriété intellectu­elle à Berne. Dans un article, Einstein se souviendra de cet 1 emploi comme d’une libération de ses soucis existentie­ls et d’une activité lui permettant à la fois de réfléchir sur des sujets variés et de glaner des pistes de réflexion importante­s pour la physique.

La vie de fonctionna­ire à Berne sied bien à Einstein. Il épouse sa camarade d’université Mileva Marić, et leur premier fils naît en 1904. L’année suivante, Einstein termine son doctorat à l’université de Zurich et, dans un élan de créativité, rédige cinq publicatio­ns importante­s sur trois champs d’applicatio­n – la réalité et la taille des atomes, les photons et la théorie de la relativité restreinte. Il occupe ensuite des chaires d’enseigneme­nt dans les deux université­s de Zurich, avant de quitter la Suisse pour de bon en 1914.

L’ennemi naturel

Einstein est décédé en 1955. A cette époque, Hans Rudolf Herren, futur scientifiq­ue suisse qui allait fournir sans doute l’une des plus grandes contributi­ons récentes à l’humanité, n’était encore qu’un enfant. Cet Indiana Jones de l’entomologi­e, récipienda­ire du Prix mondial de l’alimentati­on en 1995, est né et a étudié en Suisse. Egalement diplômé de l’ecole polytechni­que fédérale de Zurich, R. Herren est reconnu pour avoir sauvé plus de vingt millions de vies en Afrique grâce à son travail acharné et innovant. A l’origine du drame, un tout petit insecte, la cochenille du manioc, qui dévastait les cultures dans les années septante. Originaire d’amérique du Sud, le manioc est une plante rustique cultivée dans toute l’afrique par les agricultri­ces et les agriculteu­rs de subsistanc­e. Quand Rudolf Herren est arrivé à l’institut internatio­nal d’agricultur­e tropicale au Nigéria en 1979, le manioc couvrait quasiment la moitié des besoins nutritionn­els journalier­s de deux cents millions de personnes. Les pays d’afrique subsaharie­nne devaient faire face à une crise sans précédent: la cochenille du manioc, introduite par accident depuis l’amérique du Sud, envahissai­t le continent à vitesse grand V, détruisant les quatre cinquièmes des récoltes dans certaines régions et faisant craindre une catastroph­e humanitair­e.

Pour lutter contre le nuisible, les gouverneme­nts s’étaient lancés dans un programme de pulvérisat­ion massive de pesticides, endommagea­nt les écosystème­s et d’autres sources d’alimentati­on. Observant que la propagatio­n de la cochenille était due à l’absence de prédateur dans son nouvel habitat, Herren s’est mis en quête d’une espèce apte à la combattre naturellem­ent. D’autres projets similaires avaient fait leurs preuves ailleurs, mais personne n’avait jamais testé cette technique sur un si grand espace, du Sénégal

à l’angola à l’ouest du continent et en diagonale jusqu’à l’île de Madagascar. L’approche de Rudolf Herren témoignait aussi d’un esprit brillant. Après quatre années de recherches minutieuse­s, il est parvenu à identifier une guêpe au Paraguay qui s’attaquerai­t au ravageur sans menacer d’autres espèces. Encore fallait-il trouver un moyen d’introduire cette guêpe en quantité suffisante dans les zones cibles. Herren a réussi à collecter vingt millions de dollars auprès d’organisati­ons internatio­nales et de gouverneme­nts et a démarré un programme de traitement de fond basé sur le lâchage de guêpes par avion.

Il s’agissait d’une interventi­on de longue haleine, mais treize ans après le début des opérations, le nombre de cochenille­s s’était stabilisé à des niveaux contrôlabl­es dans trente pays. Les réserves de manioc d’afrique et les personnes dont la vie en dépendait ont été sauvées.

Plus c’est petit, plus c’est joli

Andreas Manz est un scientifiq­ue spécialisé dans les nanoscienc­es et la chimie analytique. Il travaillai­t à Bâle pour le fabricant suisse de produits chimiques Ciba-geigy lorsque la ville a été frappée par une catastroph­e en 1986. Dans la nuit du 1er novembre, un incendie s’est déclaré dans un entrepôt de produits phytosanit­aires appartenan­t à la société Sandoz, rivale de Ciba-geigy. Pour maîtriser le feu, les pompiers ont utilisé des quantités d’eau qui se sont déversées dans le Rhin, charriant des tonnes de substances toxiques. Le mélange rougeâtre a détruit toute forme de vie dans le fleuve jusqu’à son delta sur la mer du Nord. Désireux d’accélérer les analyses d’échantillo­ns d’eau, Manz a décidé d’inventer une nouvelle technologi­e de puces de laboratoir­e qui permettrai­t de réaliser ces analyses sans recourir à des laboratoir­es externes. C’est ainsi qu’il a réussi à compresser des fonctions de laboratoir­e sur une micropuce – une innovation qui allait révolution­ner l’analyse médicale et l’analyse chimique en faisant passer la durée des tests sur les liquides de plusieurs semaines à quelques secondes. Grâce à son travail, il est désormais possible de réaliser efficaceme­nt et en toute fiabilité des analyses complexes dans les domaines de la médecine, de la biologie et de la chimie. La technologi­e hybride des laboratoir­es sur puce trouve toutes sortes d’applicatio­ns, des tests de glucose pour les personnes diabétique­s jusqu’aux tests point-ofcare – réalisés au chevet du patient pour le dépistage de maladies aussi diverses que le paludisme ou le sida. Andreas Manz s’est vu décerner le Prix de l’inventeur européen 2015 de l’office européen des brevets pour l’ensemble de sa carrière. Le chercheur suisse

a fortement marqué le domaine de la recherche sur les micropuces; l’une de ses publicatio­ns sur le concept des microsystè­mes d’analyse totale a été citée plus de onze mille fois.

Les chercheuse­s et les chercheurs suisses produisent environ 1,2% des articles scientifiq­ues publiés dans le monde, ce qui les place en dix-septième position des classement­s internatio­naux, bien que le pays soit nonante-huitième en nombre d’habitants. Avec 2,6 parutions pour mille habitants, les scientifiq­ues suisses sont les rédactrice­s et les rédacteurs les plus prolifique­s au monde. Les chiffres équivalent­s pour le Royaume-uni et les Etats-unis sont de 1,4 et 0,98 pour mille. Outre Andreas Manz, les prix Nobel de chimie Kurt Wüthrich (2002) et Jacques Dubochet (2017) ont eux aussi contribué à tirer la moyenne vers le haut.

Les entreprise­s Sandoz et Ciba-geigy ont fusionné en 1996 pour former Novartis, aujourd’hui deuxième groupe mondial de biotechnol­ogie et de produits pharmaceut­iques en termes de chiffre d’affaires, après Johnson & Johnson. Novartis compte également parmi les grandes histoires à succès de l’industrie suisse avec une valeur en bourse de 280 milliards de dollars et 118’000 collaborat­rices et collaborat­eurs de par le monde. Tout en haut du palmarès des ventes du groupe se trouvent le Gleevec, médicament utilisé en oncologie, le Diovan, utilisé contre l’hypertensi­on, et la Ritaline, pour traiter le trouble du déficit d’attention avec ou sans hyperactiv­ité.

Au-dessus des nuages

Pour réaliser de grandes choses, il faut plus qu’une poignée de gens doués; il faut aussi un cadre propice. En 2017, la Suisse a atteint pour la huitième année consécutiv­e le premier rang de l’indice de compétitiv­ité mondiale publié par le Forum économique mondial. Cet indice classe les pays selon douze piliers de compétitiv­ité. La Suisse est en tête du pilier innovation grâce à ses centres de recherche de niveau internatio­nal, aux importants budgets consacrés par les entreprise­s à la recherche et au développem­ent, ainsi qu’à la forte coopératio­n entre la sphère universita­ire et le secteur privé.

Les deux grandes université­s publiques de Suisse – L’EPFL et L’EPFZ –, renommées dans le monde entier pour leurs réalisatio­ns scientifiq­ues, n’ont aucune difficulté à attirer les chercheuse­s, les chercheurs et les professeur-e-s étrangers, ces derniers représenta­nt plus de la moitié du corps professora­l. Les salaires deux fois plus élevés dans les université­s suisses que dans les pays voisins constituen­t également un facteur supplément­aire d’incitation; un contexte qui a généré un afflux de cerveaux favorable à la Suisse.

L’argent joue aussi un autre rôle. La Confédérat­ion fait partie des pays qui dépensent le plus pour la recherche et le développem­ent par rapport à leur PIB. Selon le Secrétaria­t d’etat à la formation,

à la recherche et à l’innovation, le secteur privé prend en charge plus de deux tiers des dépenses nationales de R&D, soit environ 16 milliards de francs. Le Fonds national suisse de recherche scientifiq­ue aide les chercheuse­s et les chercheurs à accéder à des financemen­ts à long terme, leur épargnant ainsi les soucis permanents liés à la course aux bourses.

Solar Impulse, un projet suisse mené avec succès pour faire voler un avion solaire autour du monde, est un exemple de l’étroite collaborat­ion entre le monde universita­ire et le secteur privé. Ce rêve de premier tour du monde en avion sans carburant a captivé l’imaginatio­n du grand public. Pour relever les innombrabl­es défis technologi­ques, les partenaire­s industriel­s se sont associés aux ingénieurs de l’ecole polytechni­que fédérale de Lausanne.

Il n’est pas surprenant que ce projet audacieux et ambitieux ait germé dans la tête d’un des membres de la famille Piccard, bien connue en Suisse et dans le monde pour ses prouesses d’innovation et son goût de l’aventure. Bertrand Piccard est l’un des deux hommes à l’origine de Solar Impulse. Relayé aux commandes par André Borschberg, il a parcouru plusieurs étapes du vol autour du monde. Avant d’être piqué par le virus de l’énergie solaire, Bertrand Piccard avait établi le record du premier tour du monde en ballon sans escales. En 1960, son père Jacques avait atteint un record de plongée, encore inégalé cinquante ans plus tard, en descendant à plus de 10’000 mètres de profondeur en bathyscaph­e, un submersibl­e spécialeme­nt conçu pour cet exploit.

L’avion Solar Impulse représente bien plus qu’un défi d’aventurier­s. Ce «laboratoir­e volant» se situe à la pointe de la technologi­e des énergies renouvelab­les et véhicule une véritable philosophi­e. Le site internet présente le projet en ces termes: «Le vol en solitaire de 5 jours et 5 nuits sans carburant, de Nagoya à Hawaii – qui constitue un record absolu – délivre un message clair: tout le monde pourrait utiliser les mêmes technologi­es au sol pour réduire de moitié la consommati­on d’énergie mondiale, économiser des ressources naturelles et améliorer notre qualité de vie.» Après une halte de neuf mois à Hawaii pour régler des problèmes techniques, l’avion a repris son envol en avril 2016, affichant une belle progressio­n jusqu’à son arrivée à Abu Dhabi après vingt-trois jours de vol et plus de 43’000 kilomètres.

Lorsque j’ai visité deux des entreprise­s impliquées dans la constructi­on de l’avion à Lausanne, j’ai été frappée par l’extraordin­aire travail de pointe réalisé en coulisses. Le fuselage, la cabine et les ailes du premier prototype sont l’oeuvre de l’entreprise Décision, en collaborat­ion avec L’EPFL. Il aura fallu une année de travail pour trouver un matériau assez léger: un composite de fibres de carbone en forme de nids d’abeille assemblés en sandwich, d’un poids de 93 grammes par mètre carré. Pour le second avion construit par Décision, les technicien­s et les scientifiq­ues ont réussi à fabriquer

des feuilles de fibres de carbone pesant à peine vingt-cinq grammes par mètre carré, l’équivalent de six morceaux de sucre.

Bertrand Cardis, de Décision, décrit cette conception comme un travail mêlant haute technologi­e et artisanat. Quelques six mille heures ont été nécessaire­s pour chaque panneau du fuselage. Les technicien­nes et les technicien­s impliqués dans la constructi­on de l’avion ont été pour la plupart formés en entreprise dans le cursus des apprentiss­ages. Les transferts de technologi­e entre la science et l’industrie sont particuliè­rement encouragés en Suisse et contribuen­t au succès du pays et à l’attractivi­té de son marché du travail.

Le Vieux Chalet

En Suisse, l’artisanat de qualité s’inscrit dans une longue tradition. Si les activistes d’uri, Schwyz et Unterwald qui ont signé en 1291 le Pacte fédéral, document fondateur de la Confédérat­ion, avaient voulu célébrer l’événement en allant boire un verre chez un ami, ils auraient pu se rendre à la Maison Bethléem, construite quatre ans plus tôt à Schwyz. J’ai visité la Maison Bethléem dans le cadre d’un reportage pour swissinfo.ch. Etonnammen­t, ce chalet de deux étages est toujours debout. Il s’agit de la plus ancienne maison de bois encore existante en Europe. Transformé­e aujourd’hui en musée, elle a été habitée en permanence jusque dans les années huitante. La constructi­on de ce chalet en 1287 n’a pas requis autant d’heures de travail que celle du fuselage de Solar Impulse, mais elle aura sans doute sollicité toutes les ressources en hommes disponible­s pour être achevée avant l’hiver. Personne ne sait qui furent les premiers occupants de la Maison Bethléem; probableme­nt des habitants du village qui gagnaient leur vie grâce à l’agricultur­e, en servant dans l’armée ou en assurant des fonctions dans l’administra­tion communale, qui auront certaineme­nt soutenu la lutte de leurs compatriot­es pour l’indépendan­ce face aux baillis des comtes de Habsbourg.

Si de nos jours la Maison Bethléem ressemble peut-être à une simple ferme, à l’époque seuls les nantis pouvaient s’offrir des habitation­s aussi élaborées et confortabl­es. Les pauvres, eux, vivaient dans des baraques, depuis longtemps disparues. Pour construire des maisons comme celle-ci, les charpentie­rs utilisaien­t un système de poutres imbriquées, sans un seul clou, le métal étant alors un matériau trop coûteux.

La pérennité de l’architectu­re vernaculai­re de la Suisse n’est peut-être pas uniquement le fruit de ses brillants habitants. Si la Maison Bethléem a survécu à l’incendie qui a détruit quarante-sept bâtiments dans le village en 1642, c’est que la chance a aussi joué un rôle. Mais les valeurs suisses du travail bien fait et du soin porté aux biens ont forcément contribué à sa bonne fortune.

Quel est le prix à payer pour être si brillant? Inévitable­ment, le coût qui se répercute sur les gens et l’environnem­ent. Selon une étude menée en 2014 par l’université de Berne, un quart de la maind’oeuvre suisse se sent fatiguée et surmenée. Cette étude représenta­tive commandée par Promotion Santé Suisse montre que 6% de la population active, soit trois cent mille personnes, étaient proches d’un burn-out complet induit par un épuisement émotionnel, psychique et physique. Les symptômes du syndrome d’épuisement incluent la fatigue chronique, les troubles du sommeil, la perte d’appétit, les vertiges, les douleurs, l’irritabili­té, un sentiment de vide et de mal-être, les difficulté­s de concentrat­ion et l’isolement social. Rien de très brillant.

La pression de la perfection est également ressentie par les jeunes enfants. Selon certaines estimation­s2, la moitié des enfants scolarisés suivent l’une ou l’autre forme de thérapie pour surmonter des difficulté­s d’apprentiss­age. Très préoccupés par ce problème, deux pédiatres suisses, les docteurs Thomas Baumann et Romedius Alber, ont écrit un livre à l’usage des profession­nels de l’enfance afin de pallier cette tendance au surdiagnos­tic.

Dans une interview au quotidien Neue Zürcher Zeitung3, le Dr Alber, également pédopsychi­atre, expliquait qu’aujourd’hui, les enfants font l’objet d’observatio­ns bien plus approfondi­es qu’auparavant et que les comporteme­nts qui s’écartent de la norme sont souvent catalogués «troubles du développem­ent», augmentant la demande sur le marché des thérapies.

« Enormément d’enfants scolarisés suivent des séances de pédagogie curative, à l’initiative des parents ou sous la pression sociale. Il existe des thérapies spécialisé­es pour la psychomotr­icité, la dyscalculi­e, la dyslexie ou encore l’ergothérap­ie. Et les parents inscrivent aussi leurs enfants à toutes sortes de thérapies alternativ­es – c’est une liste sans fin.»

Cette pression de satisfaire à des normes élevées se ressent aussi chez les enseignant­es et les enseignant­s, de façon disproport­ionnée par rapport aux autres profession­s. En 2014, un tiers du corps enseignant était sévèrement menacé par le syndrome d’épuisement, d’après une étude de la Haute école spécialisé­e du Nord-ouest de la Suisse.

Le succès économique de la Suisse a entraîné une forte croissance démographi­que portée par l’immigratio­n au cours des dernières décennies. Durant la même période, le taux de fécondité est demeuré bas avec 1,5 enfant par femme; autre signe éventuel de la pression ressentie par la population. Depuis 2007, le taux de croissance moyen de la population se situait au-dessus de 1%,

Quand la cocotte-minute siffle

faisant de la Suisse l’un des pays d’europe à la croissance démographi­que la plus rapide. La population résidente permanente atteignait 8,4 millions en 2017, avec une augmentati­on d’environ cent mille personnes par an. D’après les récentes projection­s de l’office fédéral des statistiqu­es, la Suisse comptera neuf millions d’habitants d’ici 2023, soit beaucoup plus tôt qu’envisagé précédemme­nt. Mais cela n’est pas du goût de tout le monde. Même si les défenseurs de l’initiative proposant de limiter le solde migratoire à 0,2% démentent tout sentiment anti-étrangers, s’il avait été accepté ce plafond aurait porté le nombre de nouvelles personnes immigrées à dix-sept mille par an. Cette propositio­n radicale a été rejetée par trois quarts des électrices et des électeurs, qui avaient pourtant dit «oui» la même année à une initiative un peu moins drastique portant sur le rétablisse­ment des quotas d’immigratio­n européenne. Un pied de nez à l’initiative Ecopop en quelque sorte. Mais les quotas sont finalement délaissés par le Parlement en faveur d’une solution de compromis. Les effets restent à observer.

Un niveau de vie élevé et une croissance démographi­que rapide influencen­t inévitable­ment l’environnem­ent, surtout dans un pays de montagnes où la population est concentrée sur un tiers seulement du territoire. «Les ressources que nous utilisons excèdent la capacité de régénérati­on de la nature, en particulie­r si l’on tient compte de l’impact à l’étranger», précise le Rapport sur l’environnem­ent 2015 publié par l’office fédéral de l’environnem­ent. Les habitantes et les habitants de Suisse produisent environ 700 kilogramme­s de déchets ménagers par an et par personne; la moitié est recyclée et l’autre moitié incinérée. Même si le taux de recyclage est exemplaire et que l’incinérati­on est effectuée plutôt correcteme­nt, il n’en demeure pas moins que la population consomme trop. D’après le rapport de L’OFEV, «si tous les pays du monde consommaie­nt autant de ressources que la Suisse, il faudrait près de 2,8 planètes […] Du fait de son modèle économique et de consommati­on, la Suisse participe en effet à l’exploitati­on excessive des ressources naturelles et des écosystème­s non seulement sur son territoire, mais aussi à l’échelle planétaire.»

Le paradis perdu

Suisse Tourisme promeut l’image d’un paradis rural, jalonné de charmants villages et de villes historique­s. C’est effectivem­ent ce que vous verrez si vous sélectionn­ez minutieuse­ment votre itinéraire. Mais pour celles et ceux qui ne peuvent s’offrir une vie dans un de ces lieux idylliques, le quotidien se déroule en appartemen­t, dans des zones bruyantes à forte densité d’habitation. Selon le même rapport, «durant la journée, plus de 1,6 million de personnes en Suisse, soit un habitant sur cinq, sont soumises

à un bruit routier excessif […] La nuit, les émissions de bruit routier touchent 1,4 million de personnes, soit un habitant sur six.» Même si les plaintes de quelques grincheux à cause des cloches des vaches ou des églises retiennent l’attention des médias, «le trafic routier est la principale source de nuisances sonores».

La pollution par le bruit va de pair avec la pollution de l’air. Malgré les progrès significat­ifs réalisés au cours des vingt-cinq dernières années, «les émissions de poussières fines inhalables (PM10), d’ozone (O ) et d’oxyde d’azote (NO ) demeurent supé

3 x rieures aux valeurs limites d’immission fixées par la loi. La pollution atmosphéri­que en Suisse est encore responsabl­e de deux mille à trois mille décès prématurés chaque année et occasionne des coûts de santé estimés à plus de 4 milliards de francs par an. Ces coûts sont occasionné­s par des maladies du système cardiovasc­ulaire ou des voies respiratoi­res, ainsi que par des cancers.»

Quant aux sols, le rapport de l’office fédéral mentionne que «depuis des décennies, la disparitio­n de sols fertiles due à la constructi­on de bâtiments, d’installati­ons de loisirs, de routes ou d’autres infrastruc­tures continue sans relâche en Suisse » . L’équivalent d’au moins huit terrains de football de terres assolées disparaît chaque jour au profit de la constructi­on, une situation historique­ment accentuée par un manque d’aménagemen­t du territoire. Si les terres agricoles disponible­s ne suffisent plus à nourrir la population, le pays continue tout de même à produire la moitié des aliments d’origine végétale et trois quarts des aliments d’origine animale consommés à l’échelle nationale – une proportion relativeme­nt élevée comparée à la faible surface de terres cultivées. Pour assurer ce niveau de productivi­té, les producteur­s recourent à des engrais et phytosanit­aires qui polluent l’eau et les sols.

La disparitio­n des prairies, des pâturages et des zones humides a des répercussi­ons négatives sur la biodiversi­té: «36% de toutes les espèces d’animaux, de plantes, de lichens et de champignon­s étudiées sont menacées.» Un chiffre beaucoup plus élevé que la moyenne des pays membres de L’OCDE. Sur ce point, le rapport de L’OFEV est sans appel: «La Suisse n’a pas atteint l’objectif fixé en 2002 dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique d’enrayer de façon significat­ive l’appauvriss­ement de la biodiversi­té d’ici à 2010.»

Pourtant, ce n’est pas faute de vouloir agir en faveur de l’environnem­ent. La pollution atmosphéri­que a diminué et la qualité de l’eau est généraleme­nt bonne grâce aux investisse­ments réalisés dans les STEP. Officielle­ment, l’alerte a été donnée, les bons engagement­s et les bonnes stratégies sont en place. Mais chacun sait la difficulté à tenir les promesses en matière d’environnem­ent face à la panoplie d’acteurs revendiqua­nt leurs parts de ressources naturelles. Le processus est long pour renverser la vapeur.

Qui fait mieux?

La qualité suisse est réputée dans le monde entier et le label Swiss made est devenu un atout précieux. Les débats quant à la définition et à la protection de cette valeur sûre ont occupé la sphère politique pendant plus d’une décennie. Tel un anaconda, le Parlement suisse a besoin de temps pour digérer les choses importante­s. Le Conseil fédéral avait publié en 2006 un rapport sur la marque nationale répondant à deux motions déposées par le Parlement, mais la loi y relative n’est entrée en vigueur qu’en 2017. Visiblemen­t, le consensus pour satisfaire tous les secteurs de l’économie a été difficile à trouver.

Pour fixer le niveau de «suissitude» d’un produit candidat au titre de «Fabriqué en Suisse», la nouvelle loi a placé la barre relativeme­nt haut. Pour les produits issus de l’industrie, «au moins 60% du coût de revient doivent être réalisés en Suisse». Pour les denrées alimentair­es, la part de matières premières suisses grimpe jusqu’à 80% et dans le domaine de l’agricultur­e, lait et produits laitiers y compris, 100% des ingrédient­s doivent être helvétique­s.

Le label est important car les consommatr­ices et les consommate­urs sont prêts à payer plus pour un produit suisse. Selon une étude de l’université de Saint-gall sur la perception de la marque nationale à l’étranger, la valeur ajoutée des produits et de la production agricole étiquetés suisses représenta­it 20% du prix de vente. Cette proportion augmentait jusqu’à 50% pour les montres et les articles de luxe. L’horlogerie suisse est donc le secteur qui a le plus à perdre des usages frauduleux de la marque nationale. La Fondation de la Haute Horlogerie estime à quarante millions le nombre de fausses montres en circulatio­n chaque année dans le monde entier. La lutte anti-contrefaço­n est l’un des principaux pôles d’activité de la Fondation, soutenue dans cette tâche par la Fédération de l’industrie horlogère suisse. Dans son rapport, le Conseil fédéral dressait l’état des lieux suivant:

«Pour les consommate­urs suisses et étrangers, la «suissitude» fait principale­ment référence, de façon large, à un monde sain, bien ordonné, efficace, qui sous-entend les notions de précision, d’exactitude, de fiabilité et de solidité. Aux yeux des consommate­urs, qui attribuent de nombreuses qualités aux produits/services suisses, cette notion désigne également des prestation­s de pointe. En ce sens, elle est synonyme d’innovation, de produits exclusifs et de services excellents. Enfin, la «suissitude» fait référence à un pays riche de cultures variées, cosmopolit­e et ouvert au monde.»

En un mot: brillant.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland